Carmen à l’Opéra de Nice : de la froide actualité du monde à l’insoutenable liberté de l’être
Le portrait et le destin de Carmen, passionnément situés et composés par Georges Bizet à la fin de sa courte vie, résonne non loin de la Promenade des Anglais, grâce à une coproduction de l’Opéra de Nice et du Théâtre Anthéa d’Antibes. La mise en scène, sur fond de guerre civile et de fait divers, de « duende » flamenco et de sacrifice mythique d’une Espagne transfigurée, rend un nouvel hommage à l’un des opéras les plus joués au monde, en ce qu’il fait surgir le changement, la liberté, la rupture, de la permanence, du rituel et de la clôture.
Carmen, interprétée par la mezzo-soprano Aurore Ugolin, ne surgit justement pas de l’inconscient tel un fauve indomptable, mais s’extirpe d’un groupe de cigarières agglutinées autour de son corps. Seule sa robe ouverte sur une fine combinaison noire la marque de cette ombre qu’elle traînera comme une deuxième peau sur la sienne, jouant de toutes les nuances de sa présence charnelle. Elle a ainsi des difficultés, et ce sera l’objet de son épreuve, en tant que personnage et en tant que chanteuse, à construire sa solitaire singularité. Elle y parvient progressivement, là, plus particulièrement : « Je suis amoureuse », en ciselant la ligne de chant, par la manducation des voyelles, leur accordant à chacune leur type et leur poids dramatique, allant jusqu’à les détimbrer entre des graves magnifiques, lors de ses persiflages faussement badins. Elle puise à même le son l’énergie élémentaire et opérative qui la fait avancer vers son destin inéluctable, par lequel le sang versé est ce qui appelle et résulte du désir, amoureux comme de liberté, . La habanera et la séguedille en perdent un peu de leur puissance hypnotique.
Micaëla, à laquelle la soprano Nathalie Manfrino offre sa voix, est ce personnage ajouté par les librettistes à la nouvelle de Mérimée, pour offrir un contraste à Carmen, ainsi qu’un modèle de bienséance à la société de l’époque. La promise de Don José est une jeune fille, moins pure et fraîche que déjà essentiellement mère, en robe sage bientôt recouverte d’un petit fichu plombant d’anti-érotisme, et appliquée à la transmission conformiste des valeurs. Elle prête ici sa voix à la mère originelle, à ses berceuses comme à ses douces remontrances, grâce à sa vocalité parfois granuleuse, pénétrante, mais ayant besoin de se chauffer pour projeter avec un brin de grandiloquence des aigus retenus par leur propre matière, comme par un passé trop pesant. Micaëla semble chercher son futur dans le passé alors que Carmen ne peut vivre que dans le présent. Elle est particulièrement applaudie lors des appels, même si l’absence de sur-titres s’est faite ressentir ici ou là.
Luc Robert et Aurore Ugolin dans Carmen par Daniel Benoin (© Dominique Jaussein)
Le brigadier Don José est incarné avec tact par le ténor Luc Robert, à la présence aussi fuyante qu’opiniâtre, tantôt barcarollant sagement avec Micaëla, tantôt s’aventurant jusqu’aux confins pour tenter d’y suivre Carmen. Il porte, en sa naïveté, sa cécité et sa jalousie, le drame de l’incompréhension et de l’inconscience qui fait de lui et à son insu davantage un bourreau qu’une victime. Il n’entend pas l’appel de Carmen, alors qu’il lui dit « Tu ne m’as pas compris » et qu’il se replie avec une infinie douceur sur son grand air « La fleur que tu m’avais jetée ». Le personnage, à l’identité incertaine, exige du chanteur, ce qu’il accomplit ici sans faiblir, une homogénéité, une amplitude, notamment dans les aigus, ainsi qu'un maintien du souffle jusqu’aux confins de la ligne de chant.
Escamillo, enfin, auquel le baryton Jean-Kristof Bouton prête son physique athlétique, est un prédateur qui s’offre en échange à la convoitise de ses publics, occupant l’extrême avant-scène dans son air le plus célèbre. Il y observe cependant une certaine retenue, comme pour protéger son personnage de l’excès de kitch imposé à Bizet, pour cet air de bravoure. Il est plus convainquant et exact lorsqu’il répond à l’appel profond de Carmen, de sa voix ample et posée, après l’avoir quasiment toréée avec le châle rouge de Mercedes. Il partage avec Carmen la connaissance profonde que tous les jeux de la vie et l’exacerbation du désir conduisent à la mort, et sait l’accompagner jusqu’au sacrifice final.
Carmen par Daniel Benoin (© Dominique Jaussein)
Un éventail de rôles secondaires caractérise l’œuvre de Bizet. Les portraits féminins sont complétés par les deux amies de Carmen, qui offrent un contraste plus décoratif que psychologique. La voix pétillante, lumineuse, mozartienne de la Frasquita de la soprano Amélie Robins éclipse partiellement la Mercédès de la mezzo-soprano Marion Lebègue, légèrement en retrait. Du côté des hommes, et des soldats nationalistes, Zuniga, campé par le basse Jean-Vincent Blot, impose son immédiate et constante présence vocale, au timbre cuivré et rond, et à la diction claire d’un donneur d’ordres, à l’autorité tranquille et assurée d’elle-même, mais sachant jouer avec ambiguïté sur les accessoires de la virilité militaire. Le baryton Christophe Gay assure un Moralès à la voix bien projetée, tout en énergie précise. Côté républicains, le Dancaïre du baryton Michel Vaissière et le Remendado du ténor Frédéric Diquero, à la ressemblance scénique notable, font sonner avec leurs comparses féminines, les ensembles magistralement écrits par Bizet, à la mise en place périlleuse, avec l’énergie sonore parfois crue provenant de la fosse.
Les chœurs de l'Opéra de Nice, préparés par Giulio Magnanini, très applaudis, sont dans cet opéra en permanence à la manœuvre, qu’elle soit militaire, laborieuse, ou festive. Ils participent à l’action, jouent sur toutes ses échelles et la relatent. La présence, le naturel sont au rendez-vous, malgré quelques menus décalages et problèmes de diction (encore cette absence de sur-titres !). Le chœur d'enfants de l'Opéra de Nice, parfois couvert, est convainquant lorsqu’il surgit et s’égaye joyeusement.
Carmen par Daniel Benoin (© Dominique Jaussein)
La direction musicale est assurée par un Nicolas Krüger assez charismatique, qui descend dans la fosse pour mettre en place et mener ce combat d’écriture qu’est l’œuvre de Bizet, depuis l’accompagnement enveloppant des cordes jusqu’à la crudité des incises solistes. La phalange niçoise, en dépit de quelques relâchements dans le pupitre des cordes et d’attaques délicates, assure le flot transparent ou coloré de la matière orchestrale.
Daniel Benoin, actuel directeur de la scène Anthéa Théâtre d’Antibes, signe la mise en scène et les lumières. Si un metteur en scène ne peut complètement maîtriser l’opulence d’une elle œuvre, il tente d’en maîtriser la temporalité. Une date d’un calendrier d’actualités cinématographiques ouvre chaque acte, comme le titre d’une peinture de Goya, le tres de mayo, sur les fusillés espagnols des guerres napoléoniennes : 20 julio 1936, 21 julio 1936, jusqu’au 15 augusto 1936, pour la fête de l’Assomption, replaçant le drame au début de la guerre civile. Il tente aussi d’en maîtriser l’espace, assignant à chaque acte, un lieu spécifique.
Les décors de Jean-Pierre Laporte structurent la scène au premier acte par un portail imposant, celui de la fabrique de cigares, protégée d’une architecture de sacs de sable, comme pour annoncer la précarité de tout monument et amortir les chocs sociaux, entre cigarières et soldats, femmes et hommes, nationalistes et républicains, bientôt Carmen et Don José. Le deuxième acte est bien la bodega de Lillas Pastia, aux symétriques accumulations de tonneaux et de jambons, que traverse la table d’une Cène, tenue par une élite encanaillée. Une vieille gitane lui oppose l’inaliénable transe de sa danse venue du fond de son âge. Dans le troisième acte, on s’enfonce dans le marasme d’un marais, d’une aube incertaine, plutôt que l’on ne se perd dans la montagne. Mais le plateau, légèrement penché, se peuple de la forêt vivante des contrebandiers de la République, sans lourdeur : la terre fume vers l’astre lunaire. Le quatrième acte enfin emprunte au cubisme d’un Picasso une solution pour faire se superposer les plans, l’espace privé de la chambre du toréador, encastré à l’étage, et l’espace public en contrebas, où se presse la foule venue pour la parade et retenue par une corde soldatesque. Les lourdes mantilles blanches offrent leur surface au reflet vidéo de la corrida. La chambre de toréador préfigure l’arène, l’espace délimité de l’affrontement final, dans laquelle une immense vierge de procession est le reflet inversé de Carmen, en robe blanche, dans ce complexe jeu de miroirs.
Aurore Ugolin et Luc Robert dans Carmen par Daniel Benoin (© Dominique Jaussein)
Les costumes de Nathalie Bérard-Benoin et Françoise Raybaud jouent sur l’orgue de couleurs des robes féminines, ocres comme le soufre, pour les cigarières, qui étalent dans le premier acte leurs états d’âme et de corps, en une même pagaille domestiquée, bleue, noire, blanche, enfin, selon une chronochromie dramatique tranchant sur le vert kaki de l’uniforme.
Le travail des vidéastes Paulo Correia et Alain Bérard assure la médiation sonore et visuelle de l’ensemble. Il construit l’évidence de la transposition historique et propose, en une plongée synesthésique dans l’actualité, des images animées d’une contemporanéité éternelle de l’Espagne : mouvements en boucle et obstinément descendants des taureaux, défilés et fanfares, clochers d’église, semblant surgir de la fumée bistre de l’usine des cigarières, et sans cesse y retourner, comme le poids des tutelles et des atavismes sur les peuples.
Enfin, la mise en scène peut jouer sur la maîtrise des symboles. Dès le lever de rideau, pendant le prélude initial, une pluie rouge sang de pétales préfigure la portée du geste sortilège de Carmen, ce jet de fleur, émanation de l’âme des morts ornant les sépultures, par lequel le destin se scelle et s’accomplit. Tout est dit. Carmen est cette femme-taureau, objet de son propre sacrifice, renouant avec les origines phrygiennes, et donc bohémiennes, du Dieu Mithra.
Le public a toujours eu son mot à dire pour Carmen. Cette œuvre semble lui appartenir, comme les œuvres qui parlent sans fard de tous les désirs et les inquiétudes de l’homme, ici de la femme, la première femme de la scène lyrique à disposer librement de sa voix, de ses gestes, de son temps et de son espace. Il est au rendez-vous d’une salle pleine à craquer, depuis le parterre jusqu’au paradis. Il applaudit, lors des saluts, de manière équitable les rôles, en proportion de leur importance, sinon de leur performance.
Le metteur en scène est partiellement hué, comme on pouvait sans doute s’y attendre, pour son choix risqué de recroqueviller sur un mouchoir temporel arbitraire l’action en la transposant dans l’Espagne pré-franquiste. Si le premier argument invoqué par Daniel Benoin dans sa note d’intention distribuée dans le programme de salle, ne tient pas - la méconnaissance de l’Espagne par Bizet et ses librettistes, sachant qu’ils se sont scrupuleusement appuyés sur des sources ethnographiques et historiques sûres -, le second, qui tient aux homologies de circonstances et de positionnements sociaux et psychologiques est particulièrement convainquant et traverse l’opéra sans torsion. Le spectacle ne tombe pas dans le réalisme historique ou décoratif par sa clôture temporelle et géographique, mais lui ouvre un champ fécond d’analogies.
Carmen par Daniel Benoin (© Dominique Jaussein)
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