Une fresque vénitienne avec Jordi Savall
Une salle comble accueille la troupe nombreuse réunie autour de Jordi Savall. Plusieurs entités se partagent la scène, éclairées tour-à-tour, réparties sur les différents gradins de la scène. Au premier plan les instruments orientaux, au second les cordes et au troisième les vents des ensembles de Savall, et enfin les chantres orthodoxes. L'auditeur pénètre l'univers vénitien de Savall par un jeu de cloches en bronze suivie d'une fanfare de cornes et autres curiosités de l’instrumentarium médiéval, timbres rauques et glas envoûtant. À cela répond un choral byzantin a cappella, dont l’étrangeté saisit toutes les oreilles. Cinq hommes tiennent un bourdon vocalique, rendu continu par un habile relai, sans aspérité, mer profonde et infinie sur laquelle se déploient les mélismes du soliste. Les quelques syllabes qui forment cet alléluia sont étirées à l’extrême, et la prière devient flot musical.
Suivant l’histoire des guerres et conquêtes de la Sérénissime République, le programme est entrecoupé de pièces instrumentales qui mettent à l’honneur les formidables instrumentistes du bassin méditerranéen, notamment, dans la Marche Nikriz, le kanun d’Hakan Güngör, variété turque du psaltérion, jouée avec les doigts armés de terminaisons métalliques, tandis que la variété grecque, le santur, se joue avec des marteaux. Ces deux instruments résonnent à l’unisson des cloches et créent une constellation harmonique scintillante, tandis que le duduk, hautbois arménien d’une grande douceur, joué par Haïg Sarikouyoumdjian, découvre à nos oreilles une vibrante plénitude.
La première partie du concert, qui suit un déroulé chronologique, consacrée donc aux musiques les plus anciennes et les moins connues, s’achève sur La Guerre de Janequin, prototype de musique à programme dans laquelle les tambours battants et les cuivres sonnant dessinent le champ de bataille de Marignan, où les vénitiens assistent les troupes françaises. Après l’entracte, le Combattimento di Tancredi e Clorinda fait surgir sur scène un autre épisode guerrier, le combat épique qui oppose le croisé Tancrède à la belle Clorinde, terreur des armées chrétiennes. Cette œuvre en style représentatif de Monteverdi donne la parole en priorité au narrateur, incarné par Furio Zanasi, habitué des grands rôles monteverdiens de ténor ou baryton sur les grandes scènes européennes. Son élocution très soignée, soutenue par une gestique discrète, est mise au service de la puissance poétique du Tasse. Monteverdi autorise les ornements pour la seule strophe "Notte, che nel profondo tuo seno". Zanasi en profite au-delà de toute mesure, jusqu'à dissoudre mélodie et texte dans un fleuve de diminutions, mais la portée et la chaleur de sa voix se révèlent enfin sur les derniers mots de la strophe, alta memoria. Le ténor Lluís Vilamajó et la soprane Hanna Bayodi-Hirt, qui incarnent les deux protagonistes, sont cantonnés à des interventions très brèves et qui ne leur laissent pas le temps de placer leur voix au milieu du concert furieux des cordes, emmenées par l’archet virtuose de Manfredo Kraemer.
Passé ce chef-d’œuvre, le programme de ce concert marathon recèle peu de joyaux. L’extrait de Vivaldi ne présente aucun autre intérêt que de pouvoir mieux entendre l’agréable douceur de la mezzo-soprano Vivabiancaluna Biffi, qui joue par ailleurs vièles et violes lorsqu’elle ne chante pas. Deux chansons de gondoliers, écrites par Hasse, rendent justice à Lluís Vilamajó et Furio Zanasi, qui épousent avec bonheur le léger tangage de la lagune et rivalisent de charmes. À noter également, le psaume en hébreu de Salomone Rossi, servi avec sobriété par les quatre voix d’hommes accompagnées de l’orgue positif et du violone. La rencontre de l’écriture polyphonique italienne et de la liturgie hébraïque participe pleinement du message œcuménique de Jordi Savall, soucieux de préserver le Concert des Nations.
Ceux qui cependant s’imposent comme la révélation vocale de la soirée sont les chanteurs grecs orthodoxes. Ils ne se mélangent guère aux autres artistes présents sur le plateau, tant leur musique est close sur sa propre beauté et insensible aux remous du temps. Si ce n'est une mobilité plus grande des bourdons, qui s’approchent progressivement d’une organisation tonale, la différence est minime entre les chants du VIIIe et ceux du XVIIIe siècle pour une oreille non initiée. Les longues vocalises de Panagiotis Neochoritis enveloppées du faux-bourdon de ses disciples apparaissent finalement comme le lien évident entre chrétienté et Orient, et nous rappellent qu’avant d’être la frontière naturelle entre des territoires et des peuples, la Méditerranée est surtout le réceptacle fécond de traditions toutes parentes.