Lohengrin sans Kaufmann : un autre spectacle
Pendant des mois, les amateurs d’opéra ont vécu avec intensité le suspens entourant la participation de Jonas Kaufmann à la production de Lohengrin à Bastille, comme si sa présence était la condition sine qua non d’un spectacle réussi. Il apparaît donc intéressant d’évaluer la seconde distribution, portée par le Lohengrin de Stuart Skelton. Comme Kaufmann, mais pour d’autres raisons, le ténor aura finalement pu lever le poing devant l’ovation réservée par la salle au moment des saluts.
La mise en scène de Claus Guth ne varie pas d’un iota malgré une distribution entièrement renouvelée. L’intrigue est replacée à l’époque où l’œuvre a été composée. Elsa est hantée par le fantôme de son frère qu’elle pense mort noyé. Elle s’invente alors un héros fantasmé, Lohengrin, image vieillie de son jeune frère qui porte une chaussure emplie d’eau (Ortrud possédant la seconde) et quelques plumes (qui semblent davantage provenir du chapeau d’indien de son frère que d’un cygne qui n’apparaît que dans les visions d’Elsa). Lohengrin s’estompe finalement comme un songe lorsqu’Elsa cherche à rationaliser sa présence. Le frère renaît ainsi aux yeux d’Elsa sous les traits d’un divin héros qui apparaît mystérieusement, allongé dans une position fœtale, avant de se relever avec peine, comme un agneau venant de naître.
Tomasz Konieczny dans Lohengrin (© Monika Rittershaus / Opéra national de Paris)
Chaque mouvement et chaque mimique sont exécutés par les nouveaux interprètes de la même manière, aux mêmes moments. Pourtant, le spectacle semble différent : la fragilité du héros romantique de Kaufmann cède place à la fragilité du colosse aux pieds d’argile de Skelton. La différence semble fine, mais elle modifie profondément l’interprétation et sa perception par le public. Voici donc deux approches différentes et exquises, qu’il convient de ne pas comparer pour les apprécier toutes deux.
Stuart Skelton dispose d’un timbre clair et encore jeune (malgré une année consacrée à l’exigeant rôle de Tristan) et d’une voix sûre, tant dans les passages lyriques que lorsque la partition se fait héroïque. Ses passages de la voix de poitrine à la voix de tête se font avec délicatesse et produisent des aigus raffinés, même s’ils déraillent à plusieurs reprises, dès ses premières notes, lorsqu’il chante allongé et dos au public, puis à la fin de son air In fernem Land. Ses graves autoritaires sont mis en valeur par la dramaturgie de l’acte III. La subtilité et la musicalité de son articulation (son « Ich liebe dich » de l’acte I est d’une douceur déchirante, puis sa voix se fait tremblante et suppliante lorsqu’il conjure Elsa de ne pas l’interroger) produisent de grands moments intimistes tandis que sa voix puissante offre également d’ardentes pages. Il participe sans s’économiser aux ensembles qui trouvent une structure proche de la perfection. À ce titre, le tutti final de l’acte I fait courir un intense et long frisson à travers les travées. Il parvient ainsi à produire l’élégance musicale qu’il théorisait dans sa passionnante interview (à lire ici).
Stuart Skelton (© Sim Canetty-Clarke)
Elsa est interprétée par Martina Serafin qui dispose des notes requises par la partition, même si son timbre revêt un reflet métallique dans les aigus. Elle dispose également de la puissance nécessaire, qu’elle n’atténue d’ailleurs sans doute pas assez dans l’acte II, lorsque la naïveté de son personnage face à Ortrud mériterait plus de légèreté dans le chant. Sa voix est homogène et bien projetée, ce qui lui assure une présence indéniable, y compris lorsque le chœur se déploie derrière elle : son cri de victoire après le combat du premier acte est enflammé et saisissant. Rafal Siwek chante le Roi Heinrich d’une voix chaude et placée, bien émise à l’exception de quelques graves qui lui restent dans la gorge : le reste du temps, il ouvre grand sa mâchoire et y fait résonner les sons avec grâce. Sa stature et son attitude glacée collent au personnage.
Le couple maléfique est brillamment rendu par Michaela Schuster (Ortrud, pourtant par deux fois prise de toux) et Tomasz Konieczny (Telramund, annoncé indisposé au début de la deuxième partie). Leur duo de l’acte II, légèrement sur la retenue, laisse entrevoir une belle entente dans le rapport de domination malsain et érotique qu’entretiennent leurs personnages. Vêtue d’une robe noire sur les deux autres actes, Ortrud y porte le pantalon, la chemise et le veston : si ses mots la posent en victime, son attitude est toute autre et c’est Telramund qui finit à genoux devant elle, suppliant. Schuster est habitée par son personnage : elle parvient à marquer l’acte I de sa présence sans avoir à assurer le moindre passage soliste. Telle une vipère, elle injecte son venin dans le cœur d’Elsa dès qu’elle prononce son nom, avec brutalité dans un effet de crescendo-decrescendo. Seul regret : son invocation de Wotan et de Freia manque de relief. Quant à Konieczny, il incarne un Telramund élégant, que l’on imagine aisément avoir été glorieux et honorable avant de tomber sous l’emprise d’Ortrud. Vocalement, il alterne d'un timbre brillant douceur et violence, chaleur et retenue. Il s’accorde dans son récit introductif la liberté d’accélérer puis de ralentir sa prosodie : parfaitement suivi par l’orchestre, cela maintient la tension tout au long de son monologue. Lorsque son personnage fait naufrage dans l’acte II, son émotion transpire dans sa voix avec une sincérité confondante. Egils Silins interprète quant à lui un Héraut inflexible et sentencieux, d’une voix puissante.
Michaela Schuster (© DR)
La réussite de la soirée tient également à la grande qualité de la direction musicale ainsi que de l’Orchestre et du Chœur de l’Opéra de Paris, déjà mentionnée dans notre compte-rendu de la Première (à lire ici). Philippe Jordan tient sa baguette comme un poignard, qu’il plante dans les airs pour obtenir les effets désirés. Puis, lorsque par exemple le tuba produit l’accent attendu, il lui jette un regard rageur en hochant la tête, comme si l’instrumentiste venait de marquer un but libérateur (ou comme si cet accent précis avait demandé des heures de répétition). Le prélude est magistral, débutant comme il se doit dans un léger filet instrumental avant de prendre corps puis de se replier dans un reflux soudain. Subrepticement, la musique enveloppe le spectateur, le plongeant dans un état d’apesanteur : du grand Wagner.
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