Récital Degout à l'Athénée : voyage animalier, un lundi musical
Entre 1977 et 1989, Pierre Bergé organisa une mémorable série de récitals : les "lundis musicaux" avec des noms légendaires tels que Sena Jurinac, Régine Crespin, Hermann Prey, Ruggero Raimondi ou encore José Van Dam. Pour cette deuxième année ressuscitant les lundis musicaux, Patrice Martinet (directeur de l'Athénée depuis 1993) a donné carte blanche à Alphonse Cemin (cofondateur de l'ensemble Le Balcon apprécié récemment à Lille : notre compte-rendu de leur Premier Meurtre est à retrouver ici). Ensemble ils ont à nouveau programmé une série de récitals, réunissant des valeurs sûres de l'art lyrique français, un mois sur deux le quatrième lundi.
Stéphane Degout est à l'honneur en janvier. Le baryton français est connu pour sa voix, mais aussi pour ses talents culinaires (Ôlyrix était notamment présent lors de la sélection et dégustation du Gâteau Favart, il faisait partie d'un prestigieux jury : tous les détails sont dans notre article). Amateur de bonne chair et de belle musique, il déguste à ce point le programme de mélodies françaises en ce Théâtre de l'Athénée qu'il s'en lèche les babines dès qu'il entre sur scène. Le public aussi en salive d'avance, les couloirs et les travées bruissant d'éloges et d'admiration envers la diction et la musicalité de ce maître du chant français.
Et tout A tant changé En moi Tout Sauf mon Amour Eh ! Oh ! Ha !
Vocalement, l'investissement est maximal, dramaturgique (dans une stratégie de variation du ton et d'atténuation du propos, il couvre à peine quelques notes parmi les plus aiguës du registre, le reste étant pleinement déployé). La plupart des notes graves sont assurées, y compris lorsqu'elles sont convoquées en toute fin de mélodie. Degout sait aussi interrompre la phrase, laisser en suspens l'auditeur, pour mieux lancer sa voix. La prononciation est un modèle absolu du genre. Non seulement le chant ne diminue en rien la clarté de la récitation d'Apollinaire ou Jules Renard, mais il la sublime même. Les sons nasaux (on, an un,...) d'habitude sacrifiés dans des voyelles ouvertes, ont une chaleur claire et une profondeur éloquentes. Ses sons sourds, notamment le "ou" sont du métal en fusion. Dans Le Bestiaire composé par Poulenc et Apollinaire, La Chèvre du Thibet a un ch chaud comme le manteau fourré de la bête, le son J de Jason voyage aussi longtemps que le célèbre Argonaute. Tellement assuré de sa qualité vocale, il peut se permettre des archaïsmes et des effets grinçants, des décrochages de voix même, lorsque cela sert le sens des poèmes. Le cycle du Bestiaire se clôt sur l'équanimité des carpes immortelles dans une stase envoûtante.
Stéphane Degout (© Julien Benhamou)
Le voyage continue ensuite : le chanteur nous mène à Montparnasse et Hyde Park en s'élevant à peine sur la pointe d'un pied. Ajoutant au pittoresque du périple illustré, il affectionne des figuralismes éloquents, tels que les glissandos vocaux : mimant les ballons d'air pur qui retombent au sol, comme plus tard le roulis marin.
Mon pauvre cœur, mon cœur brisé Pareil au cœur de tous les hommes...
Dans les Calligrammes où Apollinaire dessine avec les mots, le voyage continue Vers le sud, la plus lyrique des mélodies, passant du grave à l'aigu en quelques notes. Degout offre un volume, un placement vocal et une implication dignes des plus grands théâtres. L'intensité ne retombera plus, ni sous la pluie battante (Il pleut), ni dans la conclusion éclatante d'un arc-en-ciel (La Grâce exilée). Le cycle se conclut avec rage contre les Gens du midi qui ne savent ni boire, ni voir Aussi bien que les cigales. La coda (conclusion) est transformée en air de bravoure, avec un volume bien plus puissant que nombre de chanteurs entendus sur des grandes scènes d'opéras. Une fois le public ainsi cloué sur son siège, le baryton l'emmène alors en Voyage.
Le pianiste Cédric Tiberghien, visiblement emporté par l'énergie fougueuse du chanteur, est impliqué de la première à la dernière note. Penché à 45 degrés sur son piano, il noie le son de pédale, précisément comme le demandait Poulenc. Les infinies résonances des notes, notamment en fin de mélodies sont écoutées religieusement par un public dont rêveraient tous les mélomanes (Degout et Tiberghien accomplissent même un véritable miracle : en cette saison de grippes et de grands froids, aucune toux ne fait entendre son bruit parasite).
Est ensuite diffusé un enregistrement grésillant du Pont-Mirabeau avec la voix de Guillaume Apollinaire lui-même. Degout raconte la rencontre du poète avec Poulenc, qui avait marqué le compositeur au point qu'il en conservait sa voix dans les oreilles. Si l'enregistrement d'archive est très intéressant, la voix lointaine d'Apollinaire ne saurait être plus opposée à celle de Stéphane Degout : le lien par l'entremise de Poulenc restera donc métaphorique.
Entérinant à la fois le thème du voyage et la qualité de l'interprétation, Degout parcourt ensuite les Quatre Poèmes : telle une Anguille où il devient narrateur de foire avec un piano swing bastringue, puis un véritable retour dans le temps de 1904 avec ses soupers roboratifs de chevreuil et foie gras, enfin un cycle intitulé Banalités mais dont la richesse est parfaitement antinomique avec son titre (violence de pure cruauté dans Orkenise, sensualité de l'Hôtel, tristesses plénières des Fanes de Wallonie expirant en Sanglots vers le Nord).
Après l'entracte et Cendres, un morceau de la compositrice contemporaine Kaija Saariaho, à la construction aussi remarquable que l'investissement dans le jeu instrumental du piano, violoncelle et flûte, ces instrumentistes accompagnent Degout dans le voyage mélancolique et génocidaire des Chansons Madécasses de Ravel sur des poèmes d'Évariste de Parny (1753-1814). Les stases admiratives envers la nature sont violées par la terreur colonialiste de l'homme blanc venu semer guerre et esclavage. Les Histoires naturelles, poèmes de Jules Renard viennent alors conclure la soirée sur une note cocasse, bouclant la boucle animalière de ce programme avec des imitations de cris et de tempéraments chamarrés : Paon, Grillon, Cygne, Martin-pêcheur et la Pintade bossue.
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