Le Grand Théâtre de Genève mêle les genres dans Il Giasone
Il Giasone a été composé en 1649 par Francesco Cavalli (tout comme Eliogabalo dont nous vous rendions compte ici), un élève de Monteverdi. De cet ouvrage à visée satyrique, la metteur en scène Serena Sinigaglia parvient à tirer l’essence en mélangeant allègrement baroque et moderne, humour et pathétique, rythme et langueur, Olympe et Eden. La scénographie (imaginée par Ezio Toffolutti) présente des blocs de pierre disposés, selon les scènes, en arc de cercle ou en quinconce, révélant l’aspect primitif du mythe de la Toison d’or sur laquelle repose le livret. Des nuages ou des arbres peints ont pour mission de caractériser les espaces, rappelant en cela les scénographies baroques. Les accessoires et les costumes, tantôt Renaissance (pour les dieux), tantôt modernes, parcourent les époques, des malles du XIXème siècle, au casque d’explorateur des années 30, en passant par le costume des années 70 du personnage d’Egée jusqu’au smartphone avec lequel le Cupidon boursouflé et maladroit se prend en selfie devant un nuage. Le message, délivré dans le programme de salle, est clair : il s’agit avant tout de ne pas se prendre au sérieux. Cela n’empêche pas le souci du détail ni l’attention apportée au jeu de scène et à la direction d’acteurs, qui dynamise considérablement les trois heures de spectacle.
Il Giasone par Serena Sinigaglia (© GTG / Magali Dougados)
Le rôle-titre est assuré par le sopraniste Valer Sabadus dont la voix solaire et droite fend l’espace lorsqu’il tient ses aigus dans un crescendo qu’il allège sur la fin. Ses trilles raffinés entrecoupent une diction travaillée, qui lui assure une prestance constante, y compris dans les quelques passages où le volume fait défaut. Scéniquement, il prend un plaisir manifeste à jouer ce héros guerrier, couard et sans scrupule dans ses relations intimes, qui a engendré deux paires de jumeaux de deux femmes différentes qu’il aime passionnément ou délaisse au gré des circonstances, telle une plume au vent. Ses nombreux duos avec Kristina Hammarström, qui interprète Médée, sont magnifiques tant leurs voix sont complémentaires, le vibrato ardent de la mezzo-soprano semblant bousculer la pureté de la ligne vocale du contre-ténor. Leurs timbres se marient et s’entremêlent dans une alternance de médiums et d’aigus figurant la sensualité de leur relation. Si un défaut rythmique la met en difficulté dans sa grande scène d’invocation, elle offre une intensité scénique de tous les instants et un souffle parfaitement maîtrisé.
Valer Sabadus (Il Giasone) et Kristina Hammarström (Médée) (© GTG / Magali Dougados)
Sa rivale, Isifile, est interprétée par une autre Kristina, Mkhitaryan cette fois, qui constitue l’une des attractions de la soirée, et une artiste dont la progression méritera d’être suivie (cliquez pour cela sur « Ajouter aux favoris » en haut de sa page). La soprano, passée par le Bolshoi à l'instar d'Anna Netrebko ou Sonya Yoncheva, offre une candeur qui sied parfaitement au personnage de femme délaissée (mais moins à celui du Soleil qu’elle interprète dans le Prologue). Sa voix douce et nuancée se fait déchirante dans son lamento final, mais dévoile sa puissance lorsque le personnage décide de venger son honneur bafoué, bien aidée par une projection vaillante. Son timbre patiné, émis depuis le fond de la gorge, apporte de nombreuses couleurs à ses lignes mélodiques dont le phrasé s’écoule avec un grand sens de la musicalité. Elle offre des piani tenus et vibrés avec grâce et subtilité.
Kristina Mkhitaryan (Isifile) (© GTG / Magali Dougados)
Les seconds rôles sont également soignés. Le charismatique Sir Willard White campe un Oreste élégant et facétieux, qui prend à sa charge une partie des traits d’humour de la mise en scène, ce qui constitue un rôle qui ne lui est pas familier mais dont il tire le meilleur. Sa voix puissante (qu’il économise toutefois par moments) délivre d’intenses et riches graves. Raul Giménez incarne Egée, le prétendant de Médée, de sa voix sonore au timbre ensoleillé qui trahit son travail assidu du répertoire bel cantiste. Vêtu d’un costume blanc de plaisancier, il ère au fil de l’opéra pour retrouver sa maîtresse, rendant son personnage éminemment sympathique.
Il Giasone par Serena Sinigaglia (© GTG / Magali Dougados)
Son valet bègue, Démos, est chanté par le resplendissant ténor Migran Agadzhanyan dont la voix puissante et claire laisse apparaître de belles promesses. Scéniquement engagé et jouant pleinement du handicap de son personnage, il fait rire le public mais laisse comme seul regret le manque de travail sur la gestique de mandolino, qui rend peu crédible son mime lorsque son personnage accompagne son chant de l’instrument poétique. Alexander Milev est un Hercule sonore au timbre brillant, qui garde la richesse de son timbre dans les extrêmes graves. Günes Gürle campe un Besso plein de bon sens dont la voix apparaît mal charpentée dans ses premières interventions, mais qui retrouve sa consistance par la suite. Mariana Flores suit le chef Leonardo Garcia Alarcon dans tous ses projets : après avoir chanté dans Eliogabalo, elle le retrouvera dans le Nabucco de Falvetti à Dijon en mai (réservez ici). Elle interprète une Alinda surinvestie scéniquement et virevoltante, prémisse de la Despina de Cosi fan tutte imaginée par la suite par Mozart et da Ponte. Sa voix pure et flûtée est agile et parfaitement projetée. Mary Feminear est un Cupidon disgracieux mais terriblement drôle, tout comme la Delfa lubrique de Dominique Visse.
Il Giasone par Serena Sinigaglia (© GTG / Magali Dougados)
Le travail de redécouverte du répertoire de Cavalli entrepris par le chef Leonardo Garcia Alarcon et son ensemble Cappella Mediterranea se poursuit ainsi avec succès (en attendant Erismena à Aix-en-Provence cet été -ouverture des réservations dans quelques jours sur Ôlyrix !). L’orchestre produit des ambiances parfaitement caractérisées qui s’enchainent sans transition à un rythme effréné, depuis la tempête, jusqu’à l’obscurité inquiétante de la caverne de Médée ou la référence à la musique primitive bien rendue par le jeu percussif des violons dans l’introduction de l’acte III, mais aussi les passages plus gais, voire humoristique dont regorge cette partition à découvrir.