Samson, libre création mondiale d’après Rameau au Festival d’Aix-en-Provence
La partition de Jean-Philippe Rameau a disparu, dispersée, disséminée dans de multiples œuvres suivantes (Les Indes galantes, Castor et Pollux, Les Fêtes d'Hébé notamment), en raison d’un livret de Voltaire jugé impie religieusement et explosif politiquement. Inspiré de la Bible (sur le même épisode qui donnera à Saint-Saëns son plus célèbre opéra), ce livret est du pain béni pour Voltaire, qui cherche à éveiller les consciences de son temps.
Claus Guth et Raphaël Pichon ont mené un processus lent, deux ans d’enquête musicologique et d’écriture dramaturgique, pour agréger les partitions de Rameau les plus pertinentes au fil narratif d’un livret cohérent, ordonné par les citations extraites du Livre des Juges (collaboration à l’écriture d’Eddy Garaudel et dramaturgie d’Yvonne Gebauer).
Chaque citation, reproduite en surtitre, correspond à un moment crucial de la vie de Samson, à une pliure biographique, depuis sa naissance miraculeuse jusqu’à sa mort en détruisant le temple et le peuple des Philistins (l’histoire de vie et le chaos guerrier étant un premier axe qui se dessine dans ce Festival, en écho aux deux Iphigénie de Gluck, première nouvelle production donnée la veille).
La Mère de Samson (Andréa Ferréol) narre en récitante cette histoire de son fils. Un autre acteur (Pascal Lifschutz) lui donne brièvement la réplique, annonçant l’avènement d’un jugement dernier ou d’un dernier jugement.
La scénographie (Étienne Pluss) présente l’aboutissement de l’histoire, la destruction par Samson du temple des Philistins, aux lambris haussmanniens éventrés. Chaque repli de ce décor chaotique est enluminé de toutes les manières possible par Bertrand Couderc : ambiances crues où chaudes, perspectives luministes, kaléidoscopes saturées, rayons laser (blanc, vert, rouge) qui balayent la scène horizontalement ou verticalement, comme pour tourner les lourdes pages de la Bible, au fur et à mesure de l’avancée du récit. À cette électrisation visuelle, théologique et émotionnelle, s’ajoutent les vidéos (Rocafilm) habillées par un design sonore (Mathis Nitschke) qui saisit et stylise les explosions de violences de Samson, à la manière d’hallucinations post-traumatiques.
Les costumes d’Ursula Kudrna sont de ligne pure, en blanc (tribu d’Israël) et noir (Philistin), pour souligner la massivité obtuse de l’esprit de vengeance – œil pour œil, dans le cas de Samson. Ils permettent, avec les chorégraphies de Sommer Ulrickson et les compositions arrêtées sur image, d’exalter la picturalité des scènes, d’en souligner la corporéité parfois acrobatique de douze danseurs.
Sur le plateau, le Samson du baryton américain Jarrett Ott est le surhomme de la situation, tout en muscle physique et vocal, à la fois empreint de douceur et emprunté de force. Un puissant legato enrobe de chair une diction remarquable du français, phrasé à l’échelle du mot. Le registre grave est sonore, rond, plein, la vocalise habilement structurée.
Lea Desandre incarne Timna (première épouse de Samson), toute de candide fragilité au premier abord. La diction ciselée, délicate, galbe la ligne vocale, qui gagne les hauteurs à la manière légère et progressive d’un papillon, se posant sur les hautbois de la fosse. Chaque intervalle se coule dans le repli intime de ses émotions, avec de discrets glissandi, tel un violon et ses sanglots.
La Dalila de la soprano américaine Jacquelyn Stucker, sa jumelle d’amour et d’infortune, perce l’espace d’un autre instrument, plus uniment vibrée, minorant ou majorant sa lumière, afin de faire de sa voix un lent sortilège puis une longue plainte, serpentine, susurrée à la porte du silence.
Nahuel di Pierro profère en Achisch son texte entre parole et chant, pour donner à son personnage une noirceur maléfique, en contraste avec la naïveté entière de Samson. Le souffle et la projection permettent à ses hyper-graves de rester pigmentés, alors qu’il émet son texte comme s’il crachait du venin, depuis des vocalises structurées à la manière d’Haendel.
L’Ange remonte vers le ciel plutôt qu’il n’en descend. La soprano française Julie Roset lui confère toute l’altitude éthérée mais duveteuse qui convient, d’une voix étirée mais toujours fruitée.
L’Elon du ténor Laurence Kilsby est véhément, électrique, tout en énergie du désespoir, vocalement et physiquement. Sa colère dévorante est faite d’aigus éruptifs, rapidement vibrés, déclamant des maximes bien claironnées.
Également ténor, Antonin Rondepierre, s’inscrit dans sa couleur, pour clamer ses quelques notes en convive et premier juge.
Raphaël Pichon, concepteur musical, responsable de la sélection documentée des extraits assemblés, comme recomposés, les réunit en chef d’orchestre de sa gestuelle directe, élastique, organique, lui permettant d’extraire de la fosse et du plateau, en intelligence avec les forces musicales, collectives et individuelles, toute la retenue et le déchainement contenus dans la musique Ramiste.
Le chœur, bien présent, selon la tradition de la tragédie lyrique, prodigue ses sonorités suaves ou pleines, poignantes ou sifflantes, selon une stéréophonie et une couleur distincte de situation en situation. Hormis celles de conflit armé, il demeure davantage en coulisse qu’en scène, pour rendre plus saisissants encore ses dialogues et commentaires avec tel ou tel soliste, depuis son arrière-monde.
L’orchestre Pygmalion sort ses habits les plus soyeux et doublés d’étamine (les vents par quatre, dont un basson à l’ambre capiteuse), l’écume du clavecin surnageant des eaux profondes des cordes graves. Étirement des dissonances et hâte rythmique respirent depuis la fosse jusqu’au plateau.
Le public du Théâtre de l'Archevêché, tenu en haleine et en silence, applaudit très longuement un spectacle réunissant chimère et réalité, dissémination et unité, lumière et obscurité.
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