Cav/Pag au plein air du béton : l'Opéra de Toulon à Châteauvallon
La conclusion de cette saison 2023/2024 hors les murs de l'Opéra de Toulon (en travaux jusqu'en 2026) coïncide avec l’ouverture du Festival d’été de Châteauvallon sur les collines d'Ollioules. Le célèbre diptyque Cav/Pag (Cavalleria Rusticana et Pagliacci) est ainsi accompagné par le chant des cigales et des grenouilles entourant le théâtre. La mise en scène, confiée à l’Italienne Silvia Paoli, installe les histoires au plateau parmi des gradins en béton ornés de tags (étonnant miroir moderne des gradins de pierre de ce lieu). Ces décors d’Emanuele Sinisi s'adjoignent dans Cavalleria d'un fauteuil et d'une télévision, représentant la maison de Mamma Lucia. Pagliacci voit arriver des jeux pour enfants et les grilles sur les côtés et le fond de la scène se ferment complètement, séparant ainsi le plateau de l’Orchestre et du public.
Les costumes d’Agnese Rabatti reflètent le concept de société contemporaine voulu par la metteuse en scène. Dans Cavalleria, les villageois et les personnages principaux portent des vêtements dans un style décontracté, tandis que, dans Pagliacci, les villageois côtoient des personnages en costumes de canards à l’air volontairement bon marché. La dimension religieuse est particulièrement représentée dans Cavalleria Rusticana (qui se déroule le jour de Pâques) avec une croix qui domine le haut de la scène, représentant l’église du village, et avec la phrase "Attention, Dieu te voit" qui s’illumine en hauteur pour renforcer le drame de certains épisodes. Cette phrase est également utilisée dans Pagliacci, notamment lorsque certaines lettres s’allument pour former la phrase « IO TI VED » (Je te vois) renforçant le contrôle de Canio sur Nedda. Il est juste fort dommage que le surtitrage soit difficile à voir par tous les spectateurs, forçant le public le plus éloigné à choisir entre lire les petits écrans disposés de chaque côté de la scène ou regarder l’action sur le plateau.
Dans Cavalleria Rusticana, Anaïk Morel prête à Santuzza sa voix ronde et soyeuse, bien canalisée, appuyée sur des aigus brillants et bien soutenus. Elle fait montre également d’un joli vibrato qui reste présent dans toute la gamme. Au niveau théâtral, elle se montre très investie, émouvante et attachante.
Mamma Lucia, la mère de Turiddu, est confiée à la mezzo-soprano polonaise Agnieszka Zwierko, dont la voix large et projetée s’impose facilement, malgré quelques instabilités. Lola, la femme d’Alfio (qui trompe son mari avec Turiddu), est interprétée par la mezzo-soprano israélienne Reut Ventorero, dans une courte robe colorée et serrée, d’une voix au timbre brillant, accompagnée d’un vibrato rapide et d’une importante projection.
Peu avant de se retrouver, dans les rôles de Cavaradossi et Scarpia, dans la même production de Tosca au Teatro Municipal de Santiago du Chili, les Polonais Tadeusz Szlenkier et Daniel Mirosław sont ici opposés dans Cavalleria Rusticana et Pagliacci. Dans les rôles de Turiddu et Canio, le ténor Tadeusz Szlenkier fait montre d’une voix ronde et large, au timbre clair, appuyé sur une bonne ouverture. Il sait transmettre les différents états d’esprit de ses personnages, à travers son expressivité vocale, passant de la joie à la nonchalance de son ivresse en Turiddu, mais aussi de la jalousie à la colère, en passant par le désespoir, en Canio. Son "Vesti la giubba" est technique mais ne vise pas l'émotion que déploie d'habitude naturellement ce sommet. Ses phrases sont souvent coupées par des respirations, et il est fort dommage qu’il sorte de scène avant que la musique n’exprime l’instinct assassin qui se réveille en lui à la fin de son air.
Son compatriote, Daniel Mirosław, interprète Alfio, et Tonio, clown amoureux de Nedda. Il se fait rapidement remarquer grâce à sa voix grave et charnue appuyée sur un bon souffle, mais aussi grâce à la présence imposante de sa voix qui reste très puissante, malgré le manque de résonance dans cet espace ouvert. Son interprétation est convaincante et très investie, ce qui lui vaut des applaudissements plus animés au moment des saluts. Il se montre particulièrement efficace dans son rôle de Tonio, avec un jeu scénique exprimant clairement le caractère buté de son personnage et la perversion de son « amour » pour Nedda.
Nedda, la femme de Canio, mais amoureuse de Silvio, est incarnée par la soprano franco-belge Marianne Croux. Elle campe une Nedda au timbre lumineux, avec des aigus étincelants et des débuts et des fins de phrases très nets et soignés. Son interprétation est très expressive. Elle met ainsi vraiment en valeur la mise en abyme de la scène finale, transmettant clairement son sentiment d’incertitude et de peur lorsque Canio sort de son personnage "Pagliaccio" et lui reproche d’avoir un amant.
Le ténor colombien Andrés Agudelo, en Beppe, fait montre d’une voix cristalline, aux touches métalliques, mais qui sait se faire un peu plus large et dramatique. Son Arlequino est un peu surjoué, certainement de façon volontaire et d'une manière certes pertinente dans ce contexte.
Silvio est interprété par le baryton slovaque Csaba Kotlár, d’une voix caverneuse, au vibrato très marqué et présent, mais avec des graves parfois difficiles à entendre et des aigus bien ronds et soutenus, mais qui donnent l’impression d’être un peu étouffés dans la masse sonore de l’orchestre.
Le dénouement de Pagliacci est d'une intensité dramatique saisissante. Nedda gémit de douleur lorsqu'elle est poignardée, tandis que Canio, dans une furie meurtrière, projette Silvio contre la grille séparant la scène de l'orchestre pour l'assassiner également. La réplique finale (la commedia è finita!) est toutefois prononcée un peu rapidement, ce qui atténue légèrement l'impact dramatique, l'orchestre compensant néanmoins par la puissance et l'intensité de sa conclusion musicale.
La chorégraphie d’Emanuele Rosa est fluide et exprime clairement les sentiments dans chaque scène. Les Chœurs de l’Opéra de Toulon et de l’Opéra national Montpellier Occitanie ne passent pas inaperçus, restant dynamiques, puissants et précis dans leurs passages, malgré quelques petits décalages. Leur diction, ainsi que celle des solistes propose un texte bien articulé et très compréhensible.
Les enfants de la Maîtrise de l’Opéra de Toulon et du Conservatoire Toulon Provence Méditerranée enrichissent l’histoire par leur participation active. Ils ajoutent des phrases chantées, parfaitement articulées, et interprètent divers petits personnages, tels que les enfants du village, aux côtés des chanteurs adultes.
Le chef Valerio Galli, aux mouvements ronds et énergiques, dirige avec élégance et prend son temps pour bien conclure les phrases musicales, restant toujours très attentif au plateau. L’Orchestre de l’Opéra de Toulon produit un son bien équilibré et contrôlé pour permettre aux chanteurs de briller dans cette acoustique. La phalange interprète le fameux Intermezzo de Cavalleria Rusticana avec délicatesse.
Le son de la harpe est très présent et totalement distinct, malgré le fait qu’elle soit seule face à tous les autres instruments (à l'image de Santuzza face aux villageois). L'Orchestre et la harpe forment même deux voix qui vont dans des directions parfois opposées, entre les prières à la Vierge des villageois et celles, isolées, de Santuzza, montrant à quel point elle se sent mise à l'écart.
Le public très enthousiaste salue les artistes de ce diptyque pendant de longues minutes.