Ernelinde, princesse de Norvège couronnée à Oslo
En cette fin de XVIIIème siècle en France, une mode règne, portée par l'expédition de La Pérouse vers le Grand Nord : les royaumes scandinaves. Au moins aussi fascinantes que ne l’était le Japon à l’époque de Debussy, la civilisation nordique, sa mythologie et sa culture sont l’objet de tous les fantasmes. Surfant sur cette vague, François-André Danican Philidor, protégé du Roi Louis XV, compose alors un opéra pour la salle de spectacle du palais des Tuileries, à Paris.
Au moment de sa création en 1767, Ernelinde princesse de Norvège est un succès public que la critique n’apprécie que peu car il lui est reproché de s’éloigner de Rameau pour trop faire pencher l’opéra français vers l’Italie. L’œuvre n’est alors reprise que deux fois (dont une à Bruxelles), et l’arrivée de Gluck dans le paysage précipitera les partitions de Philidor dans les oubliettes de l’Histoire. C’est donc dans une mission de sauvegarde que se lance le Centre de Musique Baroque de Versailles pour cet opéra, curieusement donné, non pas à l’Opéra Royal, mais bien dans la salle ultra-moderne de l’Opéra d’Oslo.
Curieusement ? Oui et non, car Ernelinde Princesse de Norvège, comme son nom l’indique, ancre son intrigue dans les batailles que se livrent au Moyen-Âge les royaumes de Suède, de Norvège et du Danemark pour le contrôle de la mer du Nord, et la suprématie sur le monde scandinave. Le roi Ricimer de Suède lance l’assaut sur les forces vieillissantes de Rodoald de Norvège, avec l’aide du jeune Sandomir, prince du Danemark. Personnage central de l’intrigue, la princesse Ernelinde doit mettre en balance son amour et son devoir, devant le choix impossible que lui laisse Ricimer : sacrifier son père pour sauver son amant, ou l’inverse ? L’issue du drame est incertaine, et un coup de théâtre finit par changer la donne à la faveur d’un renversement d’alliance, Deus ex machina dessiné à la dernière minute, au seul nom de l’amour.
Mais l’amour n’est pas le seul ressort qui met en branle cette machine ambitieuse. Si le Centre de Musique Baroque de Versailles veut la représenter en 2024, plus de 250 ans après sa création (1767), c’est aussi pour combler un vide historique dans la musique française. Entre les deux hégémonies musicales de Rameau et de Glück, il apparaît clairement, à l’écoute de cette œuvre charnière qu’une continuité existe à Paris, incarnée par François-André Danican Philidor. Ce n’est pas toujours le cas avec la redécouverte de ces partitions perdues, mais il faut dire que cette Ernelinde princesse de Norvège recèle des trésors d’inventivité et de beauté qui dépassent le seul intérêt musicologique.
Il est alors juste de se demander ce qui a fait qu’il aura fallu près de 250 ans au public pour l’entendre donnée de nouveau. Peut-être faut-il chercher du côté de son incroyable difficulté d’exécution, ainsi que de l’endurance qu’elle demande aux artistes chargés de la défendre ? Trois heures d’exécution pour trois actes qui comportent récits complexes, chœurs à l’écriture proche de celles d’oratorios et airs qui enchaînent les aigus et les vocalises : cette Ernelinde Princesse de Norvège est une vraie gageure pour toutes les forces artistiques présentes sur la scène de l’Opéra d’Oslo.
Dans le rôle titre d’Ernelinde, Judith van Wanroij est bien servie, offrant parmi les moments les plus poignants de l’œuvre. Devant tour à tour exprimer la révolte, la résignation et la passion amoureuse, ses interventions peignent une fresque complète d’émotions, ce dont la soprano hollandaise s’acquitte avec zèle, en bonne tragédienne. Son timbre limpide toujours bien accroché lui permet de chercher les plus infimes nuances dans des airs qui, s’il ne sont pas les plus redoutables techniquement, nécessitent une concentration de tous les instants, les changements de tonalité pouvant apparaître à n’importe quel moment dans une musique de caractère qui illustre les atermoiements de son personnage, sans cesse en proie au doute.
Son amant, Sandomir, est interprété par Reinoud Van Mechelen. Le rôle étant plus proche d’une haute-contre à la française, la ligne est particulièrement aiguë et oblige le ténor belge à développer une voix mixte sonore pour passer l’orchestre, ce dont il s’acquitte sans difficulté apparente. Dans le premier acte, il est le personnage à qui la partition exige le plus, notamment dans une scène qui enchaîne duo, récit et air solo aux multiples reprises. De plus, c’est lui qui conclut l’opéra dans un air final d’une grande difficulté où figurent deux vocalises virtuoses qui enchaînent syncopes, doubles croches et triolets, à la façon d’un concerto pour violon, restitué ici à la voix. Une performance qui laisse entrevoir pourquoi, dans la deuxième reprise de l’œuvre en 1773, son titre a été changé en Sandomir, prince du Danemark.
Père d’Ernelinde, le rôle de Rodoald est dévolu à Thomas Dolié. Noirceur du timbre et délicatesse des nuances sont les deux points cardinaux de l’interprétation du baryton français, qui n’hésite pas à proposer une projection puissante quand cela est nécessaire, pour asseoir son rôle de Roi de Norvège. Son expressivité assoit encore un peu plus le propos, Thomas Dolié étirant les bornes d’un jeu scénique pourtant limité par la forme du concert.
Mais celui qui récolte le plus de lauriers du public reste sans aucun doute Matthieu Lécroart en Ricimer, roi de Suède. Au deuxième acte, la prestation du baryton-basse français fait preuve d'un grand abattage, symbolisée par un air qui semble ne jamais se finir, enchaîne les aigus couverts et s’achève sur une vocalise courant sur deux octaves. C’est à ce moment-là que le public décide de rompre le déroulé du concert et l’enchaînement des numéros, en applaudissant pour la première fois à la fin d’un air. Le timbre d’un noir profond de Mathieu Lecroart ne souffre à aucun moment de la fatigue qu’il serait naturel d’attendre, après une performance aussi exigeante.
Sortie du chœur pour interpréter deux airs solos, la soprano Jehanne Amzal affiche une voix claire et légère, dont la qualité d’ornementation signe l’appartenance à cette école française baroque qui forme chaque année de sérieux interprètes du répertoire. Les notes sont détachées avec soin dans un souffle constant et habilement appuyé.
Deux autres voix s’extraient du chœur pour des interventions en solistes : le ténor Clément Debieuvre, dont la légèreté contraste agréablement avec les voix mûres et charpentées du reste du plateau, et la jeune basse Martin Barigault aux graves appuyés et à l’assise vocale stable, malgré son jeune âge.
Placé en fond de scène, le chœur des Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles, préparé par leur chef Fabien Armengaud attise la curiosité du public norvégien dans cette production d’Ernelinde. Habitués au répertoire français, ces élèves (avec le renfort de quelques professionnels établis) se montrent tout à fait à la hauteur, affichant une belle unité entre pupitres, témoin de leur habitude à chanter ensemble, et gage de qualité.
Dirigés par Martin Wåhlberg, chef norvégien spécialisé dans le répertoire baroque, les musiciens de l’Orkester Nord sont très applaudis par le public. L’écriture de Philidor est un réel défi musical. Elle est en constant mouvement, avec des changements rythmiques empruntés au style de Rameau, et une exigence de masse orchestrale que l’esthétique classique induit, avec ses dix violons, ses cinq hautbois et ses quatre bassons.
Pour mettre en mouvement cette machine pendant trois heures, Martin Wåhlberg semble éprouver quelques difficultés, qui viennent sans doute du temps relativement court qu’ont eu chanteurs et instrumentistes pour travailler une œuvre aussi redoutable, et surtout quasiment inconnue. La basse continue souffre parfois de quelques soucis de justesse, mais malgré ces incidents ponctuels, l’orchestre joue son rôle et offre de belles couleurs, typiques d’un orchestre baroque aux attaques franches et au timbre de caractère.
Visiblement enthousiasmé, à la fois par la découverte d’une nouvelle œuvre et par la performance remarquable des artistes présents, le public entier se lève au moment des saluts, pour couronner cette Ernelinde, princesse de Norvège. L’ensemble de l’équipe artistique se retrouvera cette même semaine pour enregistrer l’opéra, et lui donner quelque chose de précieux dans la vie d’une œuvre : une version de référence.