Sérail à Versailles en VF (Version Fau)
Michel Fau, en homme de théâtre, revient à la tradition et à l'esprit de cette œuvre qui est un Singspiel, littéralement un "chanté-joué" en allemand (l'équivalent de notre opéra-comique en France, qui alterne aussi le chant lyrique et la comédie jouée-parlée). Le choix, à l'époque de Mozart déjà, de proposer des passages joués et de composer aussi la musique sur un texte dans la langue nationale allemande (plutôt que dans l'italien de l'opéra) visait aussi à rendre l'opus intelligible du public local. C'est également la raison pour laquelle les œuvres lyriques furent longtemps traduites dans les langues des pays de leur tournée. Michel Fau met ainsi en scène une version très proche de ce qu'il aime, de ce qu'il maîtrise, de ce qui plaît également à son public mais donc aussi de l'esprit de cette œuvre, en "retournant" à une traduction française (celle du dramaturge et librettiste Pierre-Louis Moline, 1739-1820), bien entendu parce qu'elle permet ainsi de travailler la prosodie et le jeu d'acteur dans la plus grande tradition théâtrale française, a fortiori à Versailles.
Mozart sera rarement si proche de Molière qu'avec Michel Fau : le personnage de pacha turc qu'il joue semble réunir tous ces personnages qui se voient déjà mari et maître d'une femme qui ne les hait que d'autant plus (chez Molière ces hommes abusent de leur pouvoir social, ici le Pacha a son "Sérail" c'est-à-dire son harem). Ce rôle permet une fois encore à Michel Fau de déployer sa diction et son jeu modèles dans la langue de Molière, passant de la séduction, à la colère, au désespoir et à la résignation pour finir généreux libérateur (donnant finalement à ses "captifs chrétiens" et au public une leçon de noblesse d'âme magnanime orientale). Le Pacha Sélim, seul rôle (entièrement) parlé de cette distribution, échoit donc tout naturellement à Michel Fau mais celui-ci lui donne aussi une musique, celle de son jeu, à la fois reconnaissable et empruntant aux canons classiques (avec ces inflexions rondes et toniques, n'hésitant pas à monter vers les aigus, maîtrisés dans leurs élévations).
L'esprit de Molière se retrouve aussi pleinement dans chacun des six personnages de cette histoire (et dans leur réunion), et dans cette production avec leurs interprètes, les cinq autres solistes passant allègrement du jeu au chant. Leur prosodie modèle rend les sur-titres (présents) superflus. Seule Florie Valiquette a une légère pointe d'accent, canadien en l'occurrence, rendant d'autant plus savoureux le fait que le Pacha turc qui retient cette noble occidentale captive parle ici bien mieux qu'elle la langue de la Comédie Française. Les cinq solistes lyriques ont visiblement suivi assidûment les conseils de jeu de Michel Fau, leurs interventions et interactions sont riches et vives. Ils savent en outre transposer leurs qualités de chanteurs dans leur jeu, la parole se faisant ainsi mélodieuse, très soutenue et projetée avec une générosité lyrique. De même et réciproquement, leur chant est nourri par le jeu d'acteur qui se découpe très nettement dans cette pièce : les relations entre Sélim Bassa et Constance sont le miroir tragique des relations comiques entre leurs serviteurs Osmin et Blonde. Ces deux hommes ordonnent à ces femmes de les aimer, ce à quoi la première répond en grandes arias tragiques et la seconde en éclats de rires vocalisés. Tragédie antique et commedia dell'arte sont ainsi épousées comme chez Molière, comme bien entendu entre les deux Européens, le maitre Belmont (version française de Belmonte) et son valet Pédrille (Pedrillo), qui veulent enlever leurs aimées de ce Sérail.
La production de Michel Fau assume pleinement et anime ces dynamiques théâtrales qui sont en soi une musique, d'autant qu'il a ici pour allié la partition d'un Mozart de la composition : Mozart. Michel Fau assume tout aussi pleinement, dans toute sa dimension fantasque, l'esprit de cette "turquerie", et ce sur toutes les dimensions de son plateau. Les décors d'Antoine Fontaine sont des toiles peintes en veduta et des panneaux coulissants (jusqu'à ce que les murs et le plafond du Sérail se rapprochent et s'abaissent pour mieux emprisonner Constance). Les costumes de David Belugou (réalisés par l'atelier de l'Opéra de Tours) rivalisent d'étoffes colorées avec les parures, les perruques et maquillages de Laurence Couture, et les altitudes auxquelles culminent les plumes des chapeaux : juste ce qu'il faut de trop pour s'élever dans le comique sans se perdre hors de tout sérieux. Les lumières de Joël Fabing passent du jour à la nuit et dédoublent les personnages en ombres de lanternes magiques.
Florie Valiquette incarne Constance comme l'indique le nom et le caractère de son personnage : elle déploie, avec constance, présence et projection, la longueur de ses phrasés et l'épaisseur de ses notes grâce à de fermes appuis. Seules les notes les plus aiguës lui sont difficiles à atteindre, et après un temps de chauffe, les passages entre les différents registres trouvent une assurance correspondant à son investissement vocal et dramatique.
La bien-nommée Gwendoline Blondeel incarne Blonde (la "blonde" de Pédrille diraient nos cousins québécois), elle aussi plus vraie que nature : puisqu'elle est ici originaire d'Angleterre, elle a trouvé au Sérail tout un nécessaire pour préparer le thé, et elle entre ainsi en poussant elle-même un charriot avec service complet, le tout dans une robe des plus aristocrates (dont la couleur rose et verte répond à la rose et ses feuilles qui ornent sa perruque poudrée). Le tableau vocal est tout aussi haut en couleurs : elle sait aussi bien repousser Osmin d'un suraigu vaillant et tranchant qu'elle dessine des phrasés tout en souplesse et douceur pour traduire la galanterie qu'elle attend de son soupirant.
Mathias Vidal incarne un Belmont représenté en double de Mozart (l'Européen allant trouver son inspiration en terres orientales). Si son habit est des plus Classiques, sa partition vocale exige de lui qu'il déploie de grandes arias très intenses. Michel Fau là aussi assume et souligne la logique jusqu'au bout, en les lui faisant chanter seul, devant le rideau baissé (ce qui permet également d'opérer pendant ce temps des changements de décors, refermant ou entrouvrant le Sérail). De fait, le ténor démultiplie les grands effets vocaux et intentions contrastées jusqu'à devenir hétérogènes, alternant au sein d'une même phrase entre des nuances opposées, des placements différents, surenchérissant de variation de souffles, d'accents et de couleurs pour traduire l'étendue de ses tourments. Sa véritable et belle couleur claire de ténor se retrouve enfin lorsqu'il peut concentrer sa prestation sur une alternance de douleur et d'apaisement en restant dans le médium aigu.
Nicolas Brooymans a du gardien du sérail Osmin la couleur vocale sombre, mais pas sourde grâce à son articulation, tout comme son vibrato est rapide mais pas tremblant car nourri de souffle. Il dispose effectivement des notes du rôle (qui descendent bien bas). Toutefois, pour obtenir cette couleur, il baisse légèrement le menton, ce qui le contraint à ouvrir un peu trop certaines voyelles, et limite sa puissance sonore (notamment dans les mouvements plus rapides).
Enguerrand de Hys joue Pédrille (Pedrillo) en valet histrion -notamment lorsqu'il joue de la mandoline avec un jambon-, exagérant aussi volontairement son articulation que ses intentions et les effets comiques de son jeu. Si ses collègues prolongent dans le chant le caractère de leur parole jouée, lui fait figure d'exception, sa voix d'opéra étant très fermement et intensément conduite, avec vaillance et homogénéité.
Le chef Gaétan Jarry toujours autant dynamique, emportant toute la fosse dans la fougue de ses grands accents (au point que, vibrant lui aussi par l'intensité de ces mouvements, son pupitre lui-même bouge plus que beaucoup de chefs d'orchestre). Cette fougue d'élans est mise au service de grands mouvements fouettés mais aussi rebondissants, mais également dans l'intensité de gestes plus denses. Les musiciens de l'Orchestre de l’Opéra Royal de Versailles suivent cette dynamique sur leurs instruments d'époque (les cordes savent bien s'accrocher dans les passages les plus décoiffants, voulus aussi par la mise en scène). La fosse répond même à ces vives sollicitations par la couleur de timbres caractérisés, mais en conservant une homogénéité de couleurs et d'équilibres, certains phrasés ressortant, tenus ou vibrés (tandis que les anches doubles et les cuivres anciens sont plus en difficulté pour les tenues).
Le Chœur de l’Opéra Royal est appliqué, en place et juste, faisant entendre ses différentes tessitures avec équilibre et sans débordement de volume ni écart aucun (contrastant avec les couleurs bariolées de leurs tenues, aussi bien pour ces dames du sérail que pour les archers de la garde).
Le magnanime Pacha Sélim, libérant ses captifs, s'élève à ce point moralement que Michel Fau qui l'incarne en vient littéralement à s'élever dans les airs... sur un tapis volant !
Fau le voir pour le croire, en tout cas le public n'en revient pas et ne retombe sur terre qu'après avoir fait un triomphe à ce spectacle.