Béatrice et Bénédict ou les passions de l’amour à Lyon
Hector Berlioz a puisé, pour cet opus, dans la veine de l’opéra-comique. Les rôles parlés en traversent toute l’œuvre. Il recentre le drame de Shakespeare sur les conceptions opposées de l’amour qui habitent quatre jeunes gens : sécurité du mariage pour Claudio et Héro, crainte de l’enfermement pour Béatrice et Bénédict. Attirance et rejet rythment le livret, avant que les ruses de l’entourage des rôles-titres n’aboutissent à l’hyménée. La partition décrit les sentiments avec délicatesse et légèreté, en mélodies attachantes et envoûtantes. Elle alterne grande intensité et airs aériens, rêvés.
Cette production de l’Opéra national de Lyon dans la mise en scène du vénitien Damiano Michieletto (qui signe actuellement le Don Quichotte de Massenet à l’Opéra de Paris) avait été fauchée par la déferlante de Covid19. La voici présentée au public.
Une mise en scène radicale
La trame minimaliste de l’opéra n’offre guère de prise à la mise en scène. La vision contemporaine proposée est ici radicale. Elle se base sur quelques idées simples. La nature sauvage de l’homme qui n’a pas été domptée par la société, à travers les caractères du duo principal, fournira ce jardin d’Eden, un couple nu qui se découvre, le décor végétal et la présence de ce singe (peut-être symbole d’innocence) admirablement habité par le danseur-acrobate qui endosse le costume. L’enfermement et la privation de liberté du mariage sont symbolisés par les deux papillons placés dans des cubes de verre et, à l’échelle humaine, par ces cages de verre suspendues où se retrouve le couple originel revêtu des habits de mariés.
Témoignage a posteriori du revirement amoureux de Bénédict, les dialogues sont enregistrés par le truculent Somarone, personnage inventé par Berlioz, en ingénieur du son aidé de ses perchistes. Une forêt de micros peuplent la scène. Le tout est transposé à notre époque. Un saisissant contraste du décor dévoile, en seconde partie, une “forêt vierge” baignée d'une lumière lunaire, des plantes en pots recouvrant l’entier du plateau.
La chorégraphe Chiara Vecchi, aidée par les lumières d’Alessandro Carletti, donne une contenance et règle les mouvements des protagonistes, bien seuls sur ce plateau nu, sans autre élément de décor auxquels se raccrocher qu’un lit matrimonial dressé à la verticale.
Pour les dialogues, le parti pris fige chaque locuteur en front de scène, face à la salle, devant son micro. Les origines linguistiques du baryton-basse thaïlandais Pete Thanapat, du baryton polonais Pawel Trojak, comme celles du ténor gallois Robert Lewis donnent aux échanges et à la diction un caractère assez curieux. Le trio masculin du premier acte, entre Bénédict, Claudio et Don Pedro se déroule ainsi, libérant les chanteurs d’un jeu bien difficile à inventer. Pawel Trojak en Claudio offre sa tessiture large et souple, sa voix chaude et ample. Pete Thanapat en Don Pedro au timbre rond et profond, dégage chaleur et puissance. Tous deux prêtent leurs voix sombres et riches à la faconde échevelée du livret qui alterne les réparties d’un mot, d’un vers, de deux ou davantage, dans un feu d’artifice vocal.
Lever de rideau
L’ouverture, d’une écriture dense, reprend quelques-unes des mélodies de l’opéra. Damiano Michieletto ne laisse pas à l’auditeur le temps de savourer la richesse instrumentale développée par l’orchestre, sous la direction nerveuse et pleine de verve de Johannes Debus. Dès les premiers accords, les éléments de mise en scène sont distillés. Le rideau de scène s’ouvre sur le décor virginal – parois planes et immaculées, plafond et ouvertures escamotables noires, une lisière de micros sur pied et deux portants accueillant des casques d’écoute. Somarone s’active sur la scène qui se peuple peu à peu du chœur, se saisissant de partitions et s’alignant pour glorifier la victoire du général Don Pedro sur le More. Les chanteurs (préparés par le chef de chœur Benedict Kearns et son assistant Guillaume Rault) font preuve d’une précision et d’une synchronisation parfaite avec l’orchestre, les voix sont mûres, dosées sans jamais hurler.
Dans son rôle parlé, Gérald Robert-Tissot, en Léonato (gouverneur de Messine, père d'Héro et oncle de Béatrice) et narrateur, voix portant haut et clair, montre ses qualités d’acteur et son aisance naturelle.
Hormis Béatrice, rôle tenu par la mezzo italienne Cecilia Molinari, les cinq autres rôles sont distribués aux chanteurs de l’Opéra Studio de Lyon, venus de tous les horizons et qui entament leur deuxième saison en résidence.
Le premier air de la blonde Héro, “Je vais le voir” donne à Giulia Scopelliti l’occasion d’exprimer, dans une articulation très nette, la suavité, la souplesse de sa voix, jeune et aérienne. Toute de délicatesse ici, nerveuse et fougueuse là, elle égraine ses trilles avec une belle aisance.
Piques et saillies, Farce et comédie
Cecilia Molinari et Robert Lewis font acte de bravoure dans les échanges épineux faits d’escarmouches entre Béatrice et Bénédict. La souplesse singulière et la voix chaude de Cecilia Molinari appuient son phrasé précis et sa technique vocale dans l’emballement orchestral. Sa maturité vocale, voix charnue, corsée mais d’une aisance toute mozartienne dans ses envolées, la portée de son timbre s’allient à une diction très claire. Robert Lewis, de sa voix jeune encore, au timbre pointu et puissant, lui sert une réplique assurée. Il maîtrise ce “passaggio” délicat de la transition vers l’aigu.
Ivan Thirion, baryton d’une belle richesse harmonique, ample sans excès, virevolte en Somarone présomptueux. Persuadé de son génie musical, il prépare avec le chœur sa composition pour le mariage de Héro et Claudio. Avec ce rôle comique, largement parlé, Berlioz moque avec humour certains musiciens de son époque.
Le mezzo chaleureux et détaché, lyrique de Thandiswa Mpongwana (en Ursule) accompagne puissamment le soprano délicat, léger, au vibrato frémissant de Giulia Scopelliti.
L’enchaînement des scènes finales retrouve la virginité initiale du décor. Tous sur scène applaudissent au mariage de Héro et Claudio. Le couple originel entre dans les deux cubes de verres bientôt suspendus : Béatrice et Bénédict scellent la trêve et leur union.
Le public n’est pas en reste qui réserve à chacun et à l’ensemble des protagonistes, une ovation longuement portée, distinguant justement la prestation de Cecilia Molinari. À travers le chef et son orchestre, Berlioz a enflammé les cœurs.