“Le Concert secret des Dames” à Caen
Le titre du spectacle, « Le Concert secret des Dames », fait référence au Canto delle Donne que le duc Alfonso II d’Este gardait jalousement par-devers lui à Ferrare et ne partageait qu’avec les personnes auxquelles il devait faire la démonstration de son pouvoir. En ce temps, il s’agissait de trois interprètes exceptionnelles qui s’accompagnaient elles-mêmes et pour lesquelles certains compositeurs, dont Luzzasco Luzzaschi, avaient composé des madrigaux qui devaient leur permettre d’exprimer l’étendue de leur talent.
Voyage historique et informé à travers le baroque au féminin
Le choix de ce titre est pour le moins surprenant, cependant. Ces madrigaux occupent en effet peu de place dans ce programme dont ils ne constituent, selon les termes mêmes de Sébastien Daucé, que la première étape avant trois autres qui feront voyager l'auditoire dans la musique composée pour les couvents et pensionnats de femmes à Rome, à Montmartre et, enfin, à Saint-Cyr. En outre, ces madrigaux sont proposés à travers une alternance des chanteuses qui éloigne donc d’une représentation attendue de ce mystérieux trio que formaient ces Dames de Ferrare.
Toutefois, l’alternance de voix aux qualités très différentes dans les quelques pièces de Luzzaschi (et une de Lodovico Agostini) produit l’effet intéressant de faire entendre plusieurs modes d’interprétation qui laissent imaginer de diverses manières ce que les privilégiés ont pu découvrir à la cour de Ferrare à la fin du XVIe siècle. Par ailleurs, ce parcours prend sens dès que l’oreille et l'esprit acceptent de suivre Sébastien Daucé dont le parti pris semble consister à mettre au jour une certaine continuité entre cette musique profane composée pour une, deux ou trois voix sur des poèmes amoureux, et la musique sacrée écrite pour chœur dans les décennies successives. Ce parti pris, qui aurait pu sembler d’emblée un peu trop historiciste, laisse en réalité entrevoir, d’une façon originale, l’évolution progressive du contrepoint, qui, bien que cédant progressivement la virtuosité des ornements du style madrigalesque à la complexification de l’harmonie de la musique pour chœur, conserve une forme de souplesse caractéristique de la musique baroque.
Cette présentation chronologique permet par ailleurs de mettre en lumière la spécificité de cet ensemble qui s’est spécialisé dans la musique française du Grand Siècle. À l’exception de deux chanteuses qui montrent une admirable aisance dans les différentes œuvres, la soprano Maud Haering, dont la projection et la diction sont impeccables, et l’impressionnante mezzo, Ariane Le Fournis, dont la voix égale et toujours vibrante est capable de déployer une énergie remarquée dans les articulations les plus redoutables, ce n’est que progressivement que le chœur révèle sa puissance jusqu’à culminer dans un prodigieux et mémorable Miserere de Louis-Nicolas Clérambault, point d’orgue du programme, fin de l’histoire… Ce parcours, quoi que laisse attendre son titre, permet donc de mettre particulièrement en relief cette musique du début du XVIIIe dans laquelle l’Ensemble Correspondances démontre une fois encore sa maîtrise.
Il faut certes reconnaître que le lieu du spectacle, Les Foyers – dont l’acoustique évoque sans doute plus une salle de palais italien de la fin de la Renaissance qu’un chœur d’église – peut s’avérer cruel non seulement à l’égard des voix les plus verticales, autant qu’à l’égard de la harpe et du théorbe, parfois recouverts par l’orgue et la viole, mais également à l’égard des rares et infimes décalages de consonnes qui ont pu être entendus, notamment dans un très beau plain-chant parisien, interprété, au reste, avec une sonorité chaleureuse et équilibrée.
Un équilibre qui se retrouve également du côté des instruments, tout à fait complémentaires. La harpe d’Angélique Mauillon, en collant à l’imperturbable continuo que Sébastien Daucé assure, en même temps que la direction, à l’orgue – et, ponctuellement au virginal –, laisse toute sa place à l’éloquence de la viole d’Étienne Floutier dont les ornements s’entremêlent naturellement à ceux des chanteuses. De son côté, le jeune théorbiste Gabriel Rignol, dont se saisit immédiatement la maîtrise du répertoire italien (il vient d’enregistrer et de jouer Luzzaschi avec l’ensemble La Néréide justement) ainsi que la joie communicative (il sourit souvent !), se promène avec brio entre le continuo et la réalisation, entre un accompagnement précis, toujours à l’heure, et des improvisations justes et sans excès, dans une connexion permanente, grâce à des regards régulièrement lancés, aux voix des chanteuses, seules et véritables protagonistes de ce concert.
D’abord pantois, sans doute à la fois touché par la beauté des pièces de Luzzaschi et déconcerté par la rotation des chanteuses, le public caennais ne tarde pas à exprimer tout son enthousiasme après que le chef aura présenté les différentes étapes de ce voyage, initié certes dans l’Italie du premier baroque mais pour bel et bien s’orienter vers les premiers temps du XVIIIe siècle français, que des spectateurs auront aussitôt identifié comme la promesse d’une zone de confort pour cet ensemble en résidence auquel ils sont particulièrement attachés.