La lumière d’Ombra à l’Opéra Ballet de Flandre
Quand l’ombre génère de la lumière !
La scène est dominée par un arbre immense dû à Berlinde de Bruyckere, la scénographe associée intimement au projet. Cette espèce de baobab, haut de 12 mètres et étendant ses nombreuses branches et racines sur 8 mètres de diamètre, symbolisant la transmission de la tradition, est présenté à ce titre comme une métaphore de l'héritage artistique de Mortier (né à Gand il a dirigé les plus prestigieuses institutions lyriques : La Monnaie de Bruxelles, le Festival de Salzbourg, la Ruhr Triennale, l'Opéra national de Paris, le New York City Opera, le Teatro Real de Madrid !).
Tel un griot de l'arbre à palabres, TK Russell débute le spectacle en entonnant “Ombra mai fù” (l’air de Haendel dans lequel Xerxès énonce son amour soudain pour un arbre et l’ombre qu’il procure), repris par le chœur qui l’entoure assis face à lui.
TK Russell est ainsi un fil rouge ponctuant le spectacle de sa voix toujours émouvante. Son chant n’a pas l’ampleur d’une voix lyrique, mais il utilise sa voix de tête de manière subtile et efficace. Plutôt ténor, l'artiste congolais donne à entendre quelques phrases de musique traditionnelle, dans cette zone du haut médium assez projeté. Pour la partie plus opératique, il est entièrement en voix tête, avec une couleur plutôt de soprano, mais un format très réduit, d'une émouvante fragilité. Il participe également à certains mouvements de groupe avec les danseurs, et réussit à se fondre dans le geste collectif de manière convaincue (il est ainsi crédité avec les danseurs également).
Ce spectacle a en effet pour particularité et richesse de réunir les forces de l’OBV (Opera Ballet Vlaanderen) : sa troupe de danseurs, les chœurs et l’orchestre symphonique maison.
Steven Prengels signe le concept musical, adaptant divers airs et mélodies de Bach, Mozart, Beethoven et Barber. Du fait des choix d’orchestration, ces œuvres de styles différents, arrangées ici pour l’orchestre et le chœur s’articulent de manière fluide pour unifier le spectacle. L’orchestre est assez présent, et sonore, mais soutient le propos scénique sans prendre le devant, attentif aux évolutions des danseurs. Hormis dans les chœurs, la musique n’est pas ici première, elle est au service d’un visuel. Le chef Jan Schweiger sait bien doser les effets, et permettre les changements de tableaux, entre chœurs et danseurs, dirigeant avec efficacité ce montage musical.
L’enjeu n’est pas ici de raconter une histoire en suivant un argument, mais de proposer une représentation de l’humanité en acte et en corps (ceux des danseurs omniprésents, seuls, en groupe ou mêlés au chœur). Durant un an en amont du spectacle, Alain Platel a travaillé avec les danseuses et danseurs de la troupe, « sur les origines de leur passion, sur l'étincelle qui a éveillé leur envie de danser, sur leurs “péchés mignons” en dansant, mais aussi sur ce qui les inquiète en observant le monde. » Cela a nourri un langage chorégraphique d’une grande richesse, se fondant sur une base classique très assumée, mais enrichie de gestes surprenants, de ruptures lors de gestes attendus qui vont finalement vers un ailleurs, avec comme lien, une vitalité transversale qui habite et nourrit le déploiement. Avec humour aussi et un regard distancié sur la danse en acte, avec dérision parfois (comme lorsqu’une partie des danseurs se met sur pointes tout en prenant des allures dégingandées). Toutes et tous savent assumer leurs « personnages », lors des prestations de groupe et lors de moments plus exposés en solo. Ce travail permet à chaque artiste d’incarner un parcours, ou un archétype humain (qui se retrouve d’ailleurs aussi à travers l’histoire de l’opéra et du ballet) : le bellâtre, celle qui toujours souffre et se lamente, le caricaturiste buffa assumé par Louis Thuriot avec son grand corps agile, tel « Valentin le désossé » et qui fait rire le public maintes fois. Plus tragique, Christina Guieb incarne la violence de certains rapports et les douleurs de l’enfantement, tandis que Nelson Earl balaye la sensualité jusqu’à la sexualité.
Sur du Bach, le groupe est comme dans une mêlée, où chacune et chacun, au ralenti, tente de se dégager d’une gangue qui les englue : un écho aux nombreux tableaux de Rubens, évoqués par Alain Platel dans le programme (l’œil aguerri pense de suite à L’Érection de la croix sise en la voisine Cathédrale d’Anvers, où les musculatures en effort déploient l’énergie tragique de la scène). Cette imagerie se retrouve avec les corps des uns et des autres qui grimpent et occupent l’arbre tour à tour. Un autre beau moment survient également avec le ballet donné sur un long extrait de la 7ème Symphonie de Beethoven, commencé avec le panache de la grande tradition chorégraphique et finalement pervertie subtilement par l’humanité de chacun (chacun reprenant à un moment le fil de son « personnage » et sortant de la pure technique pour retrouver son propre fil narratif).
Les chœurs ont été pleinement associés au processus de création, et s’y intègrent comme spectateurs, commentateurs ou même acteurs de la danse, via aussi la langue des signes qui vient illustrer les mots énoncés dans certaines parties chantées, avec un rendu extrêmement poétique, mais aussi avec des gestes simples en écho à ceux des danseurs, ou parfois même dans des mouvements de groupe réglés.
Ce chœur par cœur offre une matière sonore collective où les pupitres sont équilibrés, avec une vraie palette dynamique et une implication expressive constante.
Le trio du Cosi fan tutte de Mozart, "Soave sia il vento" devient rituel propitiatoire, le recueillement est de mise dans l'Agnus Dei de Barber, le déploiement d'un immense crescendo est nourri pour le chœur de Fidelio de (Beethoven) proche d’une imprécation particulièrement expressive.
Les costumes de Dotje Demuynck, simples vêtements d’été, colorés et pratiques, sont tout aussi fonctionnels que les lumières (continues, et intenses) de Felice Ross suivant efficacement le déroulé du spectacle.
Comme une métaphore du temps qui passe ou de la mémoire qui faiblit, l’arbre vient vaciller et se coucher sur la scène... mais la vie continue, et il se voit soutenu d’étais pour maintenir ses branches : il continuera d’accueillir les danseurs, ferment de vie, riches fruits.
Ce spectacle se fait ainsi vecteur d'hommage et de transmission, d'autant qu'"Ombra sera probablement la dernière production d'Alain. Il affirme en effet qu'après ce spectacle, il ne sollicitera plus activement de nouvelles commandes" annonce le dossier de presse.
Le public réserve un accueil chaleureux au spectacle et salue Alain Platel, en lui offrant même un cadeau inattendu : une partie de la salle entonne à son tour « Ombra mai fù » !