Passion selon Saint Jean selon Andrea Marcon au Festival de Pâques d'Aix
Les Passions de Bach résonnent chaque saison au Festival de Pâques d’Aix-en-Provence, à la manière d’un rituel à la fois rassurant et exigeant, qui permet à l’auditeur fidèle, d’affiner son oreille, d’une conception à l’autre, d’une interprétation à l’autre. La Passion selon Saint Jean, qui fête ses 300 ans, réunit au Grand Théâtre de Provence quatre solistes semblant dévouer leur art du chant à ce répertoire, voire à cette œuvre. Ils sont situés dans le chœur, au milieu ou à l’avant de l’ensemble baroque venu de Bâle, selon une géométrie spatiale que suit avec souplesse et vigueur de geste Andrea Marcon.
Jakob Pilgram assure le rôle de l’Évangéliste, près du continuo, ainsi que les arias dévolues au ténor, à l’avant-scène. Son timbre allume la lumière des mots importants, selon le figuralisme imaginatif et saisissant propre à Bach. Il prend son temps, respire avec le souffle de l’orchestre, alors que le chef, d’un geste vertical et ferme, lance le départ du continuo. Dans l’aria, il ouvre grand les ailes de son instrument, laisse entrer le soleil, afin d’exprimer l’idée d’Espérance qui colore de plus en plus ses trois interventions.
Christian Wagner incarne et chante Jésus avec une grande justesse, dans la présence, la couleur et l’expression. Le timbre caresse ou pétrit les mots, à la manière d’un violoncelle, la voix se tenant, comme l’indique le texte liturgique, entre deux mondes : visible et invisible. Dans les récitatifs, sa ligne s’enroule de manière saisissante autour de la partie la plus grave du continuo, tandis que dans les arias, il entre dans la chair du son, la traverse, mais sans jamais la blesser.
La soprano Shira Patchornik délivre deux arias, selon les deux affects de l’affliction et de l’acceptation. Elle prête son instrument solaire à ces instants suspendus, avec une ligne voletante dans la vocalise, une lame miroitante dans la plainte. Les notes les plus aiguës, attaquées par le haut, le paraissent davantage. Un vibrato, parcimonieux, en fin de phrasé, donne à son chant la pureté d’un ciel d’azur, façon fresque de haut plafond à la Tiepolo.
Les deux arias de l’alto Sara Mingardo sont d’une eau sombre et vibrante. Elle étire sa voix longue comme la corde d’un arc, décochant des aigus cuivrés ou des graves cendrés, flèches qui prennent pour cible la texture instrumentale avec laquelle elle entretient, au plus près de l’écriture de Bach, des liens serrés. Elle met l’emphase, au cœur du silence, sur des paroles définitives : « Tout est accompli ».
La basse Guglielmo Buonsanti, situé dans le chœur, endosse le rôle de Pilate, d’une voix granuleuse, au timbre de colophane sombre. Lui aussi, prend son temps, et son souffle, pour poser une parole d’Évangile : « Voici l’homme ».
Les interventions, expressives, volontairement errantes et nerveuses, de Petrus sont lancées, depuis le chœur également, par le baryton Francesc Ortega i Martí.
Le chef Andrea Marcon dirige son ensemble comme s’il s’agissait d’un immense instrument, une lyre d’Orphée ("La Cetra", la lyre, nom de l’ensemble, étant le titre d’un ensemble de Concertos pour violon de Vivaldi). Chaque corde, chaque musicien, depuis la battue du chef, à la symétrie sans raideur, est partie prenante, à part égale, de l’harmonie d’ensemble qui se dégage de la partition. Andrea Marcon prend son temps, qui est celui de l’œuvre, entre chaque séquence. Les silences sont là pour prolonger ou absorber l’émotion. Le groove baroque, dans la plasticité du récitatif accompagné et dans l’énergie puissamment scandée de l’écriture fuguée, est tenu et maintenu par sa main de maître, tout au long d’une vaste fresque peinte dans l’urgence sereine de l’œuvre accomplie.
Les pupitres, instrumentaux et vocaux, sont différenciés et unifiés en même temps, en tutti et mouvements de foule planants (chorals) ou vigoureux (fugues), en paire instrumentale concertant avec tel ou tel soliste, en pâte sombre de tremblement de terre comme en clapotis céleste de clavecin.
Le public retient ses applaudissements tant que dure le silence musical puis, auréolé d’une douce lumière rouge, applaudit avec force et ferveur les musiciens, ensemble et séparément.