Jeanne d’Arc sauvée de la Shoah
Le compositeur autrichien Arnold Schönberg a pu fuir aux États-Unis en 1933, mais son élève Viktor Ullmann (dont l'opéra L’Empereur d’Atlantis a été donné à travers l'Europe ces dernières années) fut déporté, interné et tué par le Troisième Reich, comme de nombreux artistes. Les nazis avaient même construit un camp de concentration réservé aux artistes : le camp de Terezín qui a servi à des opérations de propagande. Le régime d'Adolf Hitler dissimulait quelques heures ses horreurs tortionnaires, le temps de faire visiter un "camp modèle" aux observateurs internationaux et à la Croix Rouge. Lors de cette mascarade, les gardiens présentaient des prisonniers juifs bien traités, libres de créer, d'écrire, de peindre, de composer. Certaines de leurs œuvres nous sont parvenues, fragments sauvés par le miracle et l'ingéniosité que l'homme confronté aux pires extrémités sait puiser dans sa résistance vitale. Viktor Ullmann est mort à Auschwitz le 17 octobre 1944, mais à Terezin il avait eu le temps de rédiger le livret de son opéra Le 30 mai 1431, avec seulement deux pages de musique en version piano. D'ailleurs, les liens de Jeanne d'Arc au judaïsme sont historiques (dès son procès en 1431, le greffier caricature Jeanne en prophétesse Déborah) et particulièrement prégnants en rapport avec les camps car elle représente la Sainte qui libéra son peuple et qui reviendrait pour libérer les juifs martyrs. Ida Rubinstein, elle aussi, a commandé un opéra Jeanne d'Arc au bûcher (il sera prochainement donné à l'Opéra de Lyon).
Depuis plusieurs années, le musicien Hélios Azoulay est reconnu pour son travail sur la musique des camps de concentration, pour les œuvres qu'il parvient à ressusciter et en outre, il a commandé en 2010 une musique pour le film de Carl Theodor Dreyer intitulé La Passion de Jeanne d'Arc. L'artiste résume ce travail de recréation consacré au 30 mai 1431 en une formule : "Tout est d'Ullmann et tout est de moi". Au milieu de la représentation de l'opéra, il explique au public son travail, et surtout son refus absolu de prendre le fragment composé par Ullmann pour le compléter à la manière d'un devoir de Conservatoire. L'idée n'était pas de "terminer" l'œuvre inachevée comme ont pu le faire Süßmayr pour le Requiem de Mozart, Chostakovitch pour l'opéra Le Violon de Rothschild de son élève Benjamin Fleischmann mort à Leningrad, ou bien encore Mahler pour Les Trois Pintos (Die Drei Pintos), opéra à peine esquissé par Carl Maria von Weber.
Hélios Azoulay et l'Ensemble de Musique Incidentale : Pablo Schatzman et Teona Kharadze (violon), Baptiste Vay (alto), Maja Bogdanovic (violoncelle) (© Mémorial de la Shoah / Livia Parnes)
Le "concert" donné ce 12 janvier, ou plutôt la prestation, est une œuvre-frontière : aux franges de l'art et des camps, du vivant et de la mort, de la résurrection et de la réinvention, du concert et de la conférence-performance. Le public ne sait pas si le premier monologue d'Hélios Azoulay, compositeur-clarinettiste-
Hélios Azoulay muni de son "suprême clairon" et Marielle Rubens (© Mémorial de la Shoah / Livia Parnes)
L'auditorium boisé renvoie nettement le timbre du récitant et le son des morceaux musicaux, ensembles obstinés. Un violon cherche désespérément à faire entendre sa voix par-dessus le martèlement des rondes de garde du quatuor à corde, puis à s'émanciper de la torpeur chromatique. L'instrument prisonnier entame une ligne timide, accentue ses traits, amplifie son vibrato crescendo avant d'écraser littéralement son archet sur les cordes dans un cri de désespoir, renforcé par les quelques gestes violents d'Hélios Azoulay. Le jeu se fait même grinçant en diable, les archets crissant sur le chevalet. Hélios Azoulay les accompagne alors avec une moitié de clarinette Klezmer, à la fois chaleureuse et criarde, dans un souffle littéralement infini (avec cette technique de respiration circulaire par laquelle l'instrumentiste continue de produire le souffle accumulé dans ses joues, pendant qu'il inspire, ce qui permet de ne jamais interrompre la ligne). Après avoir joué avec la moitié inférieure de la clarinette, il met aussi en bouche l'autre moitié pour en jouer des deux à la fois (à l'image des aulos, les flûtes jouées par paires dans la Grèce Antique).
Détail d’une coupe attique, garçon jouant de l’aulos en gonflant les joues, 460 av. J.-C., musée du Louvre
De sa voix assurée et avec une articulation limpide, Marielle Rubens chante Jeanne d'Arc dans une cantilène fluette, joignant les mains en prière. Elle allonge à mesure sa ligne pour décrire les voix qu'elle entend. Son chant devient une prière, d'abord impassible, puis violente et suppliante. Projeté avec tension, son timbre retombe dans une chaude mélopée nostalgique, parcourant un large registre d'émotions contrastées.
Je ne suis qu'un être humain avec ses faiblesses coupables
L'ostinato effréné à la croche ralentit enfin, rappelant des mouvements lents de Philippe Glass ou de Steve Reich (dont l'un des chefs-d'œuvre, Different Trains, met justement en musique le rythme obstiné des trains menant aux Camps). Dans l'avant-dernier morceau, ce ralentissement rythmique va de pair avec des grandes plages de consonances, par quartes superposées.
Steve Reich - Different Trains (Europe - During the war)
La musique expire dans un nuage de sourdines et une ode nostalgique de Jeanne d'Arc en yiddish. L'émotion provoquée par cette musique, ce chant d'espoir tour à tour intime, violent et grinçant est perceptible dans les travées du public. Les spectateurs auront été mis en condition dès avant le concert, rejoignant l'auditorium après avoir traversé les murs gravés aux noms des déportés et longé la crypte crépusculaire, aux parois brutes seulement éclairées d'une flammèche hésitante (une crypte dans laquelle certains passages de cette Jeanne d'Arc ressuscitée auraient eu toute leur place).
L'entrée du Mémorial de la Shoah (© Mémorial de la Shoah / Maud Charton)
La Crypte du Mémorial de la Shoah (© Mémorial de la Shoah / Maud Charton)
Présentation du projet Jeanne d'Arc sauvée des cendres par Hélios Azoulay :