Turandot de glace et de fumée sans feu à Dijon
La mise en scène de Turandot de Puccini par Emmanuelle Bastet plonge l’intrigue dans une mégalopole chinoise contemporaine (loin du fantasme orientaliste puccinien), avec son bruit, sa foule, ses couleurs vives, son agitation. Également avec un pouvoir autoritaire vis-à-vis duquel chacun préfère être d’accord, quitte à changer d’avis brusquement, sous peine de rejoindre une longue liste de martyres. Les trois ministres représentent le cynisme de ce régime, symboles du capitalisme (avec leurs costumes cravate, leurs attachés-cases, leurs trottinettes et leurs ordinateurs portables) qui régit ce monde communiste (la foule, pourtant bigarrée à l’acte I, est habillée de manière uniforme en présence des figures royales, agitant de petits drapeaux rouges).
La metteuse en scène réserve une jolie scène à ces trois ministres, lorsqu’ils évoquent leurs rêves d’ailleurs au début de l’acte II. L’ambiance est alors poétique et esthétique, une brume envahissant le plateau grâce à des fumigènes. Mais en ce soir de première, ce n’est pas un geste artistique qui guide le déclenchement des sirènes d’alerte. Ce n’est pas le créateur des lumières, François Thouret, qui a choisi de rallumer la salle au milieu de cette scène intime. D’ailleurs, l’orchestre et les chanteurs tardent à s’interrompre, tout à leur musique, alors même que le public est déjà en train d’évacuer. Lorsqu’ils réalisent ce qu’il se passe, Ping, Pang et Pong (rien à voir avec une sirène de pompier) restent encore quelques instants, hébétés, au milieu de la scène, avant d’évacuer à leur tour, la tête dans les mains. Finalement, plus de peur que de mal, et tout le monde peut regagner sa place après avoir pris l’air 10 minutes. Le public aura pu entretemps constater le professionnalisme des équipes du Théâtre et l’efficacité de la procédure d’évacuation. Lorsque le rideau se rouvre, les spectateurs ovationnent les artistes qui reprennent l’opéra là où ils l’avaient laissé. Un léger flottement semble les perturber quelques mesures, avant que tous ne reprennent leur rôle avec précision. Les fumigènes, pourtant a priori hors de cause, ne sont pas activés dans pour cette reprise du spectacle. On ne sait jamais !
Le Directeur musical, Domingo Hindoyan, choisit dans cette production de jouer la version complète du finale écrit par Franco Alfano après la mort de Puccini, qui a l’avantage de mieux creuser la psychologie des deux personnages principaux que la version coupée choisie par Toscanini pour la création de l’œuvre, et traditionnellement reprise depuis. Le basculement de Turandot, de la glace au feu, s’y fait de manière plus subtile au cours d’une longue séquence intimiste, bienvenue dans cet opéra riche en scènes de foule. Le chef dirige l’Orchestre Dijon Bourgogne d’un geste souple et précis, maintenant à chaque instant les équilibres entre les nombreux artistes impliqués. Les Chœurs de l’Opéra de Dijon et de l’Opéra national du Rhin, masses mouvantes et sonores, parviennent à créer un ensemble homogène et bien en place, distinguant avec précision les différents plans musicaux. La Maîtrise de Dijon (privée de salut du fait du retard généré par l’évacuation), reste juste dans sa douce interprétation.
Dans le rôle-titre, Catherine Foster compose une figure iconique dans sa robe blanche immaculée. Alors que personne ne dort dans Pékin à l’acte II (Nessun dorma), elle trône dans un lit au centre de la scène, abandonnée dans les bras de Morphée. Sa voix lyrique et rutilante dispose d’aigus resplendissants et de graves plus discrets.
Le Calaf hirsute de Kristian Benedikt tient sur le fil durant toute la longueur de la soirée, malgré une gêne manifeste (il tousse entre ses interventions), s’appuyant sur sa technique pour produire une interprétation vaillante sans être brillante, d’un timbre riche et sombre.
En Liù, Adriana González trouve par ses nuances le bon équilibre entre sensibilité timide et fougue amoureuse, laissant son timbre ambré et sa voix intense et pulpeuse, qui ressort du chœur même dans ses piani frémissants, toucher le public au cœur.
Mischa Schelomianski campe un Timur touchant, à la voix de basse noble et digne jusque dans son abaissement de roi déchu. Raul Gimenez se dresse avec prestance en Altoum, dans son costume aussi blanc que sa barbe. Sa voix cérémonieuse s’élève avec vigueur et un zest d’acidité.
Les trois ministres forment un trio bien assorti. Pierre Doyen campe Ping d’un baryton clair et jovial. En Pang, Saverio Fiore dispose d’une voix bien ancrée et granuleuse, ainsi que d’une ligne vigoureuse et de solides aigus, tandis qu’en Pong, Éric Huchet s’appuie sur son habileté théâtrale, sa diction gourmande et sa précision solfégique pour placer sa voix claironnante.
Andrei Maksimov tire le maximum du court rôle du Mandarin, par sa voix sculptée et sémillante, et sa scansion sérieuse, nourrie du sourire qu’il garde pour annoncer l’horreur des exécutions à venir. Nicolas Kuhn délivre un long et solide appel en Prince de Perse. En Servantes, Clémence Baïz et Nathalie Gaudefroy bercent l’auditoire de leurs voix tendres.
Finalement, la passion amoureuse de Turandot est éteinte par la mise en scène : la Princesse part seule vers le lointain, plongée dans l’obscurité. Le public se montre alors chaleureux, offrant même à Adriana González une ovation particulièrement enthousiaste.