Kurt Weill, Marina Viotti, Judith Chemla, un air de résistance au TCE
Le "ballet chanté" Les Sept Péchés capitaux, dernière collaboration entre Bertolt Brecht et Kurt Weill, porte aujourd’hui encore toute la force d’une critique grinçante du capitalisme.
Les Sept Péchés capitaux racontent l’histoire de deux sœurs, Anna I et Anna II, l’une chanteuse et l’autre danseuse, envoyées par leur famille dans les grandes villes des États-Unis afin de récolter suffisamment d’argent pour la construction d’une maison familiale en Louisiane.
Au cours des sept parties (sept péchés) encadrées d’un prologue et d’un épilogue, la pièce revisite la notion de péchés prenant comme paradigme l’enrichissement. Tout ce qui peut nuire à cet enrichissement devient péché et la morale qui en découle est terrifiante car alors la prostitution et le vol sont encouragés, tandis que la colère contre l’injustice devient un manquement.
Le spectacle est proposé dans une version semi-scénique faisant évoluer les interprètes sur le devant de la scène ainsi que parmi l’orchestre (faisant tomber au passage quelques partitions). Ce dispositif minimaliste (seuls accessoires, des valises pour suggérer le voyage des deux sœurs) concentre l’attention du public sur le contenu des textes et laisse percevoir certaines interactions comme par exemple entre le texte d’Asli Erdoğan sur la condition féminine (Le silence même n’est plus à toi) et les paroles chantées par Nanna dans sa complainte « Après tout, je suis aussi un être humain ».
En première partie, sont lus des extraits de textes de l’écrivaine journaliste turque Aslı Erdoğan, teintant alors la soirée des couleurs de la résistance et de l’exil. Cette dernière, militante pour les droits de l’Homme, avait été arrêtée avec les membres d'un journal d'opposition pro-kurde, et emprisonnée, suscitant un émoi international. Elle est actuellement en exil en Allemagne, pays d'où Kurt Weill avait dû fuir en son temps pour échapper au régime nazi, trouvant refuge d’abord en France, puis aux Etats-Unis (à Paris suite aux Sept Péchés capitaux, il eut à souffrir de la presse antisémite).
Kurt Weill s’intéresse en son temps à tous les courants musicaux en vogue et sa partition mêle musique savante, chansons, jazz, fox-trot, marche, écriture chorale pour un quatuor vocal masculin (ce qui déplut à certains)...
Marc Leroy-Calatayud, directeur et concepteur de ce spectacle, explique avoir également choisi pour ce projet des pièces musicales complémentaires (détournant notamment des thèmes américains).
Dans le rôle d’Anna I, Marina Viotti en impose d’emblée avec un ancrage vocal puissant et une présence affirmée. Sa diction précise de l’allemand la révèle narratrice et les nuances épousent les intentions du texte convoquant la douceur pour évoquer les pleurs de sa sœur et la projection pour la convaincre de poursuivre l’objectif de s’enrichir. Dans la première partie elle interprète joyeusement deux songs de Copland et Judith Chemla trois mélodies de Weill : Youkali, Je ne t’aime pas et Nanna’s Lied. Si les intentions théâtrales de cette Anna II (rôle de danseuse confié ici à une comédienne/chanteuse) sont claires, elle peine cependant à les exprimer vocalement et l’intensité dramatique parvient quelque peu amoindrie, sa voix de tête ne parvenant pas à s’incorporer suffisamment pour gagner en intensité. Ses talents de comédienne sont cependant assurés lorsqu’elle dit les textes d’Asli Erdoğan, prenant son temps, respirant, aérant le discours de silences : l’auditoire est alors suspendu à ses lèvres. Davantage dans le jeu que dans la danse (à l’exception de la danse lascive outrageuse qu’elle interprète pour le péché d’orgueil), Judith Chemla prête sa silhouette fragile à Anna II qui, sous l’emprise de sa sœur renonce à son humanité, ponctuant chaque partie par des « Ja, Anna » résignés.
Les quatre chanteurs qui interprètent la famille assurent une cohésion sonore rendant toute la robustesse de leurs interventions. Bien qu’ils interviennent essentiellement en quatuor, l’auditoire peut cependant profiter du timbre brillant du ténor Yoann Le Lan, de l’aisance vocale du baryton Alban Legos, de l’engagement corporel de Victor Sicard et des graves assurés de Jérôme Varnier. En première partie ils interprètent avec humour « Hello my baby » de Howard/Emerson dans la tradition des Comedian Harmonists.
L’Orchestre de Chambre de Genève sous la direction de Marc Leroy-Calatayud rend toute l’énergie de la musique de Weill grâce à une mise en place précise tout en déployant des nuances subtiles lorsqu’il accompagne Marina Viotti.
Le public, secoué quelque peu par la force de la musique et le cynisme désespéré du message politique, applaudit néanmoins chaleureusement les artistes : « Mais c’est un rêve, une folie, il n’y a pas de Youkali » .