Le Journal d’Hélène Berr à Strasbourg : un opéra de la parole à valeur de témoignage
Le Journal d’Hélène Berr est un monodrame lyrique pour mezzo-soprano, piano et quatuor à cordes, composé par Bernard Foccroulle à partir du journal tenu, par la jeune fille juive, à Paris d’avril 1942 à février 1944. L’œuvre littéraire est un récit poignant où la légèreté de la vie d’une jeune fille au tempérament enjoué contraste avec son témoignage de l’exclusion progressive, l’ostracisation puis la destruction des siens. Une particularité de ce texte est la place qu’il accorde à la musique : Hélène est violoniste et sa sœur pianiste, elle y conte son amour pour le répertoire de chambre, ses rencontres musicales et mentionne à plusieurs reprises les noms de Beethoven et de Schumann. La musique composée par Bernard Foccroulle renvoie à ces occurrences tout en affirmant son identité contemporaine, et valorise l’intelligibilité du texte dans une constante alternance parlé / chanté.
Après sa création mondiale musicale au Trident de Cherbourg le 3 mai dernier, Le Journal d’Hélène Berr est proposé par l’Opéra National du Rhin sous sa première forme scénique, par le metteur en scène lorrain Matthieu Cruciani.
Dans ce spectacle où la parole est centrale de par son caractère historique et nécessaire, tous les éléments confèrent à l’intime, visant à inclure le spectateur pour l’impliquer dans le processus de transmission du témoignage. Le spectacle est ici joué au Théâtre de Hautepierre, dont la scène est ouverte de plain-pied sur les gradins. Le rideau est ouvert dès l’entrée du public, ce qui participe d’un sentiment de transmission de la scène vers la salle, d’abolition du quatrième mur symbolique théorisé par Diderot dès le XVIIIe siècle. Tous les interprètes sont sur le plateau du début à la fin de l’opéra. La présence des musiciens, qui occupent le fond de scène (la pianiste d'un côté, le quatuor à cordes de l'autre), est une valeur ajoutée à la mise en scène puisqu’ils interagissent avec le personnage d’Hélène Berr, qui s’adresse à eux comme au public. Les artistes sont vêtus de costumes de ville des années 40, conçus par Thibaut Welchlin.
Toute la dramaturgie s’incarne dans un dispositif scénographique – pensé par Marc Lainé – dont la poésie réside dans l’économie de moyens : de grands panneaux de toile blancs sont suspendus et manipulés par deux opérateurs – également présents sur scène tout au long du spectacle – qui tirent les ficelles du décor au sens propre comme figuré. Ces voiles structurent la scène et en délimitent les différents espaces de jeu à mesure qu’Hélène progresse dans son récit : elle se retrouve par exemple confinée entre quatre panneaux lorsqu’elle s’épanche sur la prison et la notion d’enfermement. La finesse de ce dispositif réside dans la portée narrative des éléments de décors, qui figurent les éléments du récit en rappelant la page blanche d’un journal intime. L’esthétique de la scène repose sur un dialogue entre la matérialité des panneaux et le travail de la lumière, mené par Kélig Le Bars. L’éclairage jaune projeté sur les voiles blancs joue d’ombres et de transparence, mais aussi il constitue aussi le seul apport de couleur de cette scénographie monochrome. Lorsque la chanteuse comédienne quitte la scène à la fin du spectacle, les drapeaux blanc forment une croix gammée suspendue qui plane au-dessus de la scène, éclairée par une lumière diffuse.
Adèle Charvet incarne le personnage d’Hélène Berr avec toute la nuance et la sensibilité qui lui incombe. La mezzo-soprano occupe la scène tant sur le plan spatial que sur le plan sonore et maîtrise absolument la montée en tension qui va crescendo tout au long du spectacle sans jamais faiblir. De sa voix puissante au timbre cuivré, elle joue de nuances pour transmettre une large palette d’émotions qui confère au personnage d’Hélène son caractère profondément humain. La chanteuse révèle l’étendue de ses capacités vocales dans le registre dramatique lorsque, au comble du drame, elle déclame les derniers mots écrits par Hélène Berr : « Horror ! Horror ! Horror ! » (citant Shakespeare dans ce journal en français), avant de sortir définitivement de scène.
Au piano, Jeanne Bleuse défend avec assurance la musique de Bernard Foccroulle, qui accorde à l’instrument non pas seulement sa place traditionnelle de soutien harmonique et d’accompagnement, mais aussi un vrai rôle de soliste et mélodiste à part entière. La pianiste est précise dans le rythme et incisive dans les nuances et le phrasé, faisant honneur à une composition intransigeante sur son caractère.
Le Quatuor Béla, composé de Julien Dieudegard et Frédéric Aurier au violon, Paul-Julian Quillier à l’alto et Alexa Ciciretti au violoncelle, offre lui aussi un prestation musicale à la mesure de la composition de Bernard Foccroulle (d’ailleurs écrite pour eux). La partition ne tarit pas d’effets sonores (trémolos, pizz, coups sur les cordes avec l’archet…), que non seulement les musiciens exécutent avec virtuosité sur leurs instruments respectifs, mais aussi dans lesquels ils parviennent à une unité de groupe remarquée. Lorsque Hélène mentionne son amour pour Beethoven, les musiciens entament une interprétation virtuose du Quatuor n°15 du compositeur, démontrant leur capacité à s’illustrer dans un répertoire varié.
Est enfin remarqué l’investissement scénique dont font preuve tous les musiciens : ils interagissent avec le personnage et prennent la parole lors de l’épilogue pour raconter sa déportation et sa mort au camp de Bergen-Belsen en avril 1945. Les derniers mots sont lourds et un silence ému plane avant que ne retentissent les premiers applaudissements.