Nessun Dorma avec le second cast de Turandot à l’Opéra Bastille
Après le cast “A” qui a ouvert cette reprise de la production de Turandot de Puccini à Bastille dans la vision dépouillée proposée par Robert Wilson (retrouvez-en notre compte-rendu Ôlyrix mais également Classykêo), la seconde distribution -avec toujours Tamara Wilson en Turandot-, démultiplie le vif intérêt de cette reprise du fait de la présence de Gregory Kunde dans le rôle de Calaf, le Prince Inconnu. Parvenu à un âge (69 ans) où, sauf à de très rares exceptions, les ténors habitués des premiers rôles ont pris une retraite bien méritée, Gregory Kunde ne cesse de se lancer des défis. Ainsi, vient-il d’aborder juste avant de venir à Paris le rôle tentaculaire d'Eléazar de La Juive de Jacques-Fromental Halévy au Théâtre royal de Turin !
Même comme ici engoncé dans les habits étroits de Calaf et maintenu au sein des contraintes scéniques imposées par Robert Wilson, le ténor américain semble comme irradier de jeunesse et de présence. Son art du chant apparaît comme inaltéré, combinant élégance du style et projection en salle. L’aigu souverain repose sur un souffle totalement maîtrisé, stable, tandis que l’endurance ne lui fait jamais défaut. Tout au plus, quelques petites traces de fatigue se font-elles jour lors du terrifiant duo final. Mais la prestation de Gregory Kunde fait vivre ce personnage courageux et frappé par l’amour avec une intensité mémorable, d’autant plus ainsi entouré.
Tamara Wilson possède en effet à un très haut niveau toutes les qualités requises pour incarner la Princesse de Glace. Scéniquement hiératique et comme imbue de ses privilèges, sa Turandot se fissure enfin au duo final pour alors se livrer sans réserve. Au plan vocal, elle semble comme se jouer des difficultés que Puccini a accumulées pour le rôle au sein de la partition. L’aigu impérial et d’une justesse absolue saisit totalement l’auditeur dans la scène des énigmes. La puissance, l’éclat de la voix s’allient à un registre grave bien établi et sonore, sans pour autant omettre un sens du clair-obscur bienvenu, tout comme les passages plus imprégnés d’émotion, notamment lors de l’évocation du funeste destin de son aïeule, la Princesse Lo-ou-Ling.
Encore plus empreinte de sensibilité et de tendresse que lors de son interprétation de l’esclave Liu à l’Opéra du Rhin en juin dernier, Adriana Gonzalez bouleverse visiblement et de bout en bout. La délicatesse du phrasé, la fraîcheur du timbre, l’aigu émis tout en souplesse jusque dans les plus subtils pianissimi, ses facilités à diminuer le son qui semble dès lors comme planer dans l’air ce tout en préservant ses couleurs et la projection vers l’auditeur, lui valent un accueil triomphal au baisser de rideau.
À ses côtés, Mika Kares campe un Timur de grande allure, de sa voix de basse particulièrement sonore, égale et longue, lui permettant de livrer une fort émouvante prestation lors de la mort de Liu. Le ténor Carlo Bosi, s’éloignant des Empereurs Altoum atomisés par le temps, livre une prestation vocale très présente et sûre, tandis que Guilhem Worms campe un Mandarin doté d’une belle autorité vocale et scénique.
Le trio des Ministres, avec sa gestuelle particulière et sa vivacité presque outrancière, trouve en Florent Mbia (Ping), Nicholas Jones (Pong) et Maciej Kwaśnikowski (Pang) -tous trois membres de la nouvelle troupe lyrique de l’Opéra national de Paris- un trio bien équilibré et complémentaire.
La direction passionnée et éclatante, mais aussi empreinte de poésie quand il convient, de Marco Armiliato rend pleinement justice à la musique de Giacomo Puccini et à son ultime opus. Les Chœurs de l’Opéra marquent une nouvelle fois par leur ampleur et leur générosité vocale.
Ce tableau d’ensemble avec l’esprit et l’esthétique déterminée de Robert Wilson, son sens des couleurs percutantes et d’un intense hiératismes des plus aboutis soulève à juste titre le public de l’Opéra Bastille qui ne ménage pas ses applaudissements envers l’ensemble des protagonistes de la soirée.