Malcolm X fait son entrée au Met
Malcolm X est peut-être l’une des figures du XXe siècle les plus controversées, mais aussi l’une des plus puissantes (et un opéra au sujet d’un des inspirateurs des Black Panthers ne pourra jamais être banal). X: The Life and Times of Malcolm X, a en effet une histoire déjà complexe. Tout commence lorsque Christopher Davis, alors étudiant à l’université, lit The Autobiography of Malcolm X, série d’entretiens entre Malcolm X et le journaliste Alex Haley publiée en 1965, l’année de l’assassinat du leader. Il en parle à son frère, le pianiste et compositeur Anthony Davis, qui propose de faire non pas un simple mélange entre texte et musique, mais un opéra, une œuvre « totale », clamant son inspiration wagnérienne. Thulani Davis, une autre cousine, entre alors dans la danse de ce projet, en écrivant le livret. Cette œuvre à six mains est créée officiellement à Philadelphie en 1985 puis dans une version révisée et élargie au New York City Opera en 1986 (vingt ans après la fin des lois de ségrégation). Près de quarante ans et une nomination aux Grammy Awards plus tard, X: The Life and Times of Malcolm X arrive enfin sur la scène du Met.
Cette production, mise en scène par Robert O'Hara, se veut très volontairement symbolique et presque non-réaliste. L’opéra du trio Davis voulait en effet montrer avant tout la quête spirituelle d’un leader qui se cherche lui-même depuis son enfance (l'acte I), en passant par sa transformation de "Detroit Red" (le rouge de Detroit) en Malcolm X (à l'acte II), avant sa transformation de Malcolm X en el-Hajj Malik el-Shabazz (acte III). L’opéra montre aussi cette histoire qui s’écrit avec des mots et des caractères, à l’image de la splendide affiche (servant aussi de rideau de scène) réalisée par l’artiste Glenn Ligon, spécialiste de ces questions de signes typographiques dans les arts visuels comme voie de démonstration pour les populations afro-américaines aux Etats-Unis.
L’inspiration wagnérienne se retrouve aussi dans cette évolution du personnage, et le spectateur semble presque retrouver certains éléments des décors du Lohengrin présenté la saison dernière, notamment dans l’anneau occupant le plafond de la scène, ou encore dans l’utilisation de couleurs franches pour leur symbolique (à l’exemple du rouge, utilisé avec des toiles de fond comme pour les lumières d'Alex Jainchill, et que Glenn Ligon indique comme « couleur pleine d’espoir »). Pour ces deux derniers éléments, le scénographe Clint Ramos met davantage en valeur les références afro-futuristes, en faisant de cet anneau-soucoupe volante un support pour les projections tourbillonnantes de Yee Eun Nam, mélange d’éléments de la création elle-même (scripts, partitions,...) et d’éléments d’archives à propos de Malcolm X (photos, reportages, citations célèbres,...).
Cette perspective non réaliste affichée se matérialise par une petite scène de théâtre sur la scène de l’opéra, qui annonce une certaine "méta-perspective" et permet à la fois des micro-scénettes narratives (l’enfance de Malcolm) ainsi que des scènes de spectacle plus franches (comme les jazzmen à Boston par exemple). Ces différents éléments se mêlent alors : une partie du chœur reste habillé avec des costumes – splendides, réalisés par Dede Ayite – d’inspiration afro-futuristes, quand le reste du chœur change de tenues (New Yorkais, fidèles à La Mecque, entre autres) selon les scènes pour permettre au public de suivre la chronologie des douze scénettes biographiques. Une dizaine de danseurs/performers habillés de blanc, qui s’inscrivent dans les scènes du premier acte en surimpression, sans lien direct avec le récit mais apportant une certaine qualité esthétique, s'ajoutent à la forte intensité de cette scénographie (au risque du surplein).
À l’image de la mise en scène, la partition de cet opéra est aussi un intense mélange référentiel, associant musique classique contemporaine – particulièrement exigeante pour les chanteurs ici, notamment dans l’usage de longues phrases récitatives –, et comédie musicale américaine à la Leonard Bernstein, entre autres inspirations variées. Le jazz est particulièrement mis à l’honneur, avec des références à Sun Ra, mais aussi au free jazz, genre musico-politique par excellence. L’orchestre jazz présent dans la fosse du Met pour l’occasion, soutenu par le pianiste Alexis Marcelo, allie le rythme imperturbable de Jeff “Tain” Watts à la batterie, les envolées improvisées à la Coltrane des saxophonistes Marty Ehrlich et Isaiah Richardson Jr., la solidité du clarinettiste J.D. Parran, du trompettiste Amir ElSaffar, et de Michael Fahie au trombone avec Mark Helias à la contrebasse. La direction musicale de Kazem Abdullah est d’autant plus efficace qu’il conduit un grand effectif et volume instrumental et choral mais il est à ce point plongé dans la musique qu'il en oublie de gérer les équilibres (les voix étant souvent couvertes).
La scène d’ouverture multiplie les rôles, avec des qualités vocales loin d’être équilibrées, et qui font plus l’effet d’apparitions vocales que de véritables présences musicales (élément d'autant plus important que la plupart des chanteurs incarnent ici deux rôles, en essayant de véritablement distinguer deux voix). Edwin Jhamal Davis se fait ainsi prêcheur dans les premières minutes de l’opéra, jouant sur un mélange de graves caverneux et d’intonations davantage dans le masque, avec un vibrato ample. Jasmine Muhammad interprète l’une des voisines, avec des aigus très affirmés et chaleureux mais surtout une certaine tenue vocale qui fait la marque de fabrique de ces premiers personnages sur scène. Elliott Paige interprétant le postier, poursuit avec cette même tenue vocale et une certaine tendresse dans l’interprétation vocale jouant davantage sur des résonnances nasalisantes (mais qui versent parfois dans des tensions).
Si en Betty, l’amie de Malcolm X, Leah Hawkins montre des aigus purs et fins non sans puissance et chaleur de ton, son personnage de mère se laisse distraire par les danseurs sur scène (chorégraphiés par Rickey Tripp), et peine à se faire entendre. Adam Richardson interprète un des amis de la famille, et ses brèves interventions montrent une chaleur de ton, avec un vibrato rond.
Le rôle-titre est dédoublé pour retracer son histoire et souligner son importance. Bryce Christian Thompson incarne Malcolm X enfant (il s'appelait alors Malcolm Little). Ce jeune interprète montre une puissance vocale rare pour un enfant, avec rondeur et une certaine musicalité qui laisse déjà poindre un timbre plus grave.
Malcolm X adulte est interprété par Will Liverman. Le baryton, relativement timide dans sa présence sur scène, se distingue malgré tout par sa prestation vocale tout en efficacité, mais aussi en simplicité. Will Liverman mêle en effet voix de tête et sonorité nasalisante, avec des aigus très doux, et un fin vibrato. Il propose ainsi un Malcolm X tout en douceur, mélodieux et équilibré, une interprétation subtile et relativement loin du personnage historique (et a fortiori de son image).
Le frère de Malcolm X, Reginald, est interprété par Michael Sumuel. Le baryton-basse propose une voix caverneuse qui offre un bel équilibre avec celle de Malcolm. Presque sans vibrato, il joue en effet sur une ligne très fine, associée à une réelle puissance.
Parmi les adjudants de Malcolm X, Elijah Muhammad est interprété par Victor Ryan Robertson. Le ténor manque ici un peu de puissance pour un tel rôle de leader de la Nation of Islam. Il met en avant une voix de tête et des résonnances nasillardes, avec un vibrato serré, mais ses graves manquent de densité et ses interventions flottent parfois temporellement (dans l’acte I, l'interprète tient un personnage de mafieux, en accentuant une voix de fosset).
La mezzo-soprano Raehann Bryce-Davis offre au personnage idéaliste d'Ella son timbre rond et velouté, couplé à une finesse de vibrato. La chanteuse est cependant moins efficace en surnommée "Queen Mother", où elle peine à s’imposer vocalement (manquant de clarté dans la diction et la justesse). Les passages entre les moments de parlé-chanté et les moments plus spécifiquement vocaux sont aussi un défi dans l’écriture de ce rôle pourtant bref.
Les rôles d’opposants sont centrés autour des deux personnages interprétés par Tracy Cox, en assistante sociale et journaliste. La soprano choisit ici une interprétation avec un ton pincé, et une prise de son par au-dessus, ce qui produit un rendu très caractérisé mais qui manque de puissance. Parmi les autres journalistes, émerge le ton sec de Tyler Simpson, alors que Daniel Clark Smith et Ross Benoliel font plutôt des interventions rythmiques, qui pèchent d’ailleurs par leur manque de timbre. Gregory Warren est l'un de ces journalistes, mais aussi un policier se faisant remarquer par sa tenue vocale, et une voix de tête assez surprenante, d’autant plus que Marco Jordão, autre policier, joue sur une voix grave, avec des résonnances caverneuses. La performance de Maddie Parrish dans la scène de clubs à Boston, est tout à fait crédible en Marilyn se faisant des frayeurs avec des jazzmen.
Cet opéra foisonnant se conclut pourtant dans le silence glacial de l’assassinat de Malcolm X rendu de manière symbolique sur scène par une douche de lumière rouge, comme une ouverture symbolique vers les combats de l’Amérique d’aujourd’hui (ce que ne manque pas de mentionner par ailleurs Christopher Davis en évoquant George Floyd, en réponse aux questions sur l'actualité des combats de Malcolm X). Le public applaudit longtemps, et avec conviction, ce renouveau artistique de Malcolm X et de ses luttes.
X: The Life and Times of Malcolm X sera retransmis en direct dans les cinémas à travers le monde ce samedi 18 novembre 2023 (vous pouvez retrouver à ce lien la liste des Opéras aux Cinémas en 2023/2024)