L’Or du Rhin perdu, La Monnaie Sanctuaire pour Castellucci
« La mort de la terre, c’est de devenir eau » — Héraclite, Fragments
La conception scénique du "Ring" s’impose comme une entreprise d’envergure considérable pour toute institution. La Monnaie relève à nouveau le défi, plus de trente ans après (le cycle mis en scène par Herbert Wernicke, dirigé par Sylvain Cambreling). Le metteur en scène Romeo Castellucci fait encore une fois preuve d’originalité. Détournant les attentes d’un public curieux de découvrir un décor de forêts héraldiques et médiévales, c’est radicale, dépouillée et hellénistique que la scène s’ouvre, vestige d’un passé lointain.
Statues lacunaires et débris corinthiens de la grande civilisation grecque côtoient la symbolique Wagnérienne matérialisée sur scène grâce à l’anneau de métal brillant, des cercles d’or reprenant le symbole du perpétuel, mais également l’eau du Rhin figurée par la centaine de corps des figurants dénudés. Métalliques et luisants, ces éléments diffusent une lumière mystérieuse, renforcée par des effets scéniques à la limite de la magie, comme l’apparition du demi-Dieu du Feu, le bras tenant une flamme ou des cascades d’or en suspension dans l’air (opérées par une projection lumineuse sur de la brume d’eau).
Afin de justifier la transposition du décor dans une ruine hellénistique, Romeo Castellucci rappelle la notion de Gesamtkunstwerk, "œuvre d'art totale" développée par Wagner en s’inspirant de la tragédie antique grecque. Fatigué du trop plein d’artifices de l’opéra allemand du XIXème siècle, Wagner tentait de se débarrasser de tout élément superflu ou superficiel, ce que Castellucci vise à perpétuer ici.
Face à notre époque de sur-consommation, Romeo Castellucci invite le public à se jeter sans bouée dans l’eau du Rhin et même du Vacuum (espace vide et sans matière) en appréciant la nudité de la scène au sens propre comme figuré avec ces figurants nus (en sous-vêtements chair).
« Aborder une nouvelle mise en scène du Ring, c’est faire face à un autre mythe qui a pour nom “Richard Wagner”, lequel, pour ce projet gigantesque, a utilisé une mythologie qui était déjà morte, qui n’existait plus. » —— Castellucci
Face au dépouillement scénique, l’Orchestre rend la fluidité et la souplesse du fleuve avec force. Sous la direction intense d'Alain Altinoglu, les émotions des personnages sont abordées tout en révélant leurs sentiments et leurs volontés souvent contradictoires, laissant le public comme témoin malgré lui de la complexité humaine. Les lignes musicales évoluent ainsi de colère en tragique avec un déploiement particulièrement fin. La force de touche chromatique s'allie avec une grande acuité au service d’une intensité théâtrale.
L’envergure orchestrale est à la mesure de la partition, rendue avec une fluidité et une brillance qui patine l'Or du Rhin en une touche bien personnelle. Exit les dix-huit enclumes, La Monnaie est équipée par un dispositif électronique et réduit légèrement l’effectif en musique de scène (3 enclumes), ainsi qu’une harpe. Le résultat est ainsi fidèle à l’art total de Wagner, avec une touche légèrement plus ouatée, signée Altinoglu.
Dans sa logique de dépouillement scénique, Castellucci laisse place à la voix des solistes et de leur qualité de jeu. Les scènes sont plus proches d’un tableau vivant ou d’une scène figée, où chaque personnage se meut avec minimalisme.
Figure de puissance de l’opus, Wotan est figuré par Gábor Bretz. Faisant comme plusieurs de ses collègues ses débuts dans le rôle, le baryton-basse s’impose puissant, altier et mesuré, d’autorité avec une voix grave et une froideur de jeu magnanime.
Scott Hendricks marque lui aussi la distribution avec une maîtrise de jeu et de chant au service de son premier Alberich. Le baryton joue du caractère repoussant de son personnage, poussant la voix et marquant une prosodie caricaturale, pourtant précise et maîtrisée. Une fois que l’anneau étend son pouvoir, Alberich se transforme et Scott Hendricks propose un basculement vers le tragique, plus sensible, plus naturel, de ligne vocale également.
Le ténor Julian Hubbard (Froh) s’approprie un chant plus classique, précis, direct et vibrant en compagnie d’Andrew Foster-Williams (Donner) et sa voix de baryton-basse marquée par un timbre plus grave et profond, plus rond.
Dans le rôle de Loge, demi-dieu du feu, Nicky Spence fait étonnamment écho avec sa dernière interprétation de Pape à La Monnaie dans Le Nez de Chostakovitch. Tout aussi théâtral et facétieux, le ténor détonne parmi la distribution. Précis, versatile et sans aucune difficulté apparente, il dessine son personnage avec une prosodie et une présence très rafraîchissante.
Marie-Nicole Lemieux débute dans le rôle de Fricka qu’elle incarne avec une profondeur, tant de jeu que de voix contralto. Modelant ses lignes avec rondeur et générosité, c’est dans le tragique que la soliste se révèle, maîtrisant les raucités volontaires d’une souffrance tragique.
Plus aérienne et versatile, Anett Fritsch figure une Freia discrète et raffinée. Les lignes vocales sonnent avec chaleur, rondeur et légèrement cuivrées.
Fidèle à sa théâtralité, Nora Gubisch brille dans le rôle d’Erda. La mezzo-soprano au ton chaud, vibrant et cuivré marque un jeu tout aussi précis que sa prosodie allemande piquante.
Le ténor Peter Hoare brille aussi, avec une interprétation très vive et théâtrale du forgeron. Les cris de désespoir de Mime sonnent forts et poignants, témoignant d’une maitrise vocale puissamment déployée.
Ante Jerkunica offre comme à son habitude une voix abyssale de basse au service du rôle de Fasolt. Accompagné par son frère Fafner, figuré par Wilhelm Schwinghammer, tous deux incarnent des géants de puissances et de pouvoir profonds.
Ces géants semblent encore plus grands tandis que les personnages de Wotan, Donner, Froh, Fricka et Freia sont alors représentés par de jeunes enfants, mimant le chant des solistes placés en coulisse. Jouant avec le temps et les âges, la mise en scène remplacera ces enfants par des personnes du troisième âge : à peine Freia (déesse de la jeunesse) se fait-elle enlever par les géants, que les dieux du Walhalla se mettent à vieillir.
Enfin, les trois filles du Rhin, entièrement dorées font briller leur voix dans une confondante et troublante harmonie réunissant Eléonore Marguerre, Jelena Kordić et Christel Loetzsch en Woglinde, Wellgunde et Flosshilde.
Pour ce cycle du Ring réparti sur deux saisons, Romeo Castellucci a décidé de traiter chaque opus comme une œuvre indépendante (du moins de décor). Ce premier “épisode” aura charmé le public belge qui le témoigne par ses applaudissements chaleureux, tout en attisant sa curiosité pour le prochain rendez-vous. Affaire à suivre donc avec La Walkyrie en janvier prochain.