Lohengrin post-traumatique à Bastille
Dans la nouvelle production de Lohengrin par Kirill Serebrennikov pour l’Opéra de Paris, Elsa est dans un hôpital psychiatrique après avoir perdu son frère à la guerre, et toute l’intrigue se passe donc dans son esprit malade. Ce concept jadis original, qui permet de s’affranchir presque totalement du livret pour raconter une autre histoire que celle de l’œuvre, provoque manifestement un effet de lassitude sur une partie du public. Il faut dire qu’il s’applique assez facilement à n’importe quelle œuvre : les exemples ne manquent pas, rien que dans le répertoire de l’Opéra de Paris. En l’occurrence, Kirill Serebrennikov utilise cet artifice pour dessiner un puissant pamphlet antibelliciste sur fond de guerre en Ukraine, dans une sorte de déconstruction de l’œuvre : le pur Lohengrin, en tant que meneur d’armée, est ici parfois inquiétant (impression renforcée par les vidéos projetées au-dessus du décor et montrant des soldats au combat, en repos ou trépassés) tandis que Telramund (lui-même mutilé) complote avec les Nobles du Brabant pour éviter la guerre. Le propos, qui trouve sa cohérence au fil de la soirée, se perd parfois dans une complexité débordante qui interroge, certes, mais tend aussi à distraire de la musique.
Le décor (que le metteur conçoit avec Olga Pavluk) ne manque pas d’intérêts, dressant parfois des messages forts, comme à l’acte II où la scène se divise en trois espaces : celui des soldats vivants, celui des mutilés et celui des morts, montrant froidement les conséquences de la guerre, pour ces hommes et pour leurs femmes qui viennent les visiter. Des vidéos sont filmées en direct : Serebrennikov, cinéaste, montre un art abouti par des cadrages très élaborés bien que construits sur le vif. Cependant, la direction d’acteurs manque parfois d’intensité. Le traitement du chœur est à ce titre problématique : d’abord corseté par le décor, il reste statique lorsque la scène se dégage à l’acte III, se contentant de se lever puis se rassoir au gré de ses interventions. En outre, certains détails semblent avoir été négligés (le combat de l’acte I remplacé par une chorégraphie extrêmement simpliste ou ces sacs funéraires manifestement vides mais transportés avec difficulté dans le final).
A en croire les réactions du public à la fin du spectacle, l’interprétation musicale rassemble en revanche tous les suffrages. La direction d’Alexander Soddy (déjà appréciée dans Peter Grimes la saison dernière), menée d’un geste souple qui peint des arabesques du bout de sa baguette, sait se faire fine ou tempétueuse en gardant une précision constante. Les cuivres placés dans les coulisses et les coursives apportent des effets de spatialisation très ingénieux. Les Chœurs de l’Opéra se montrent puissants et homogènes, assumant les parties les plus complexes sans le moindre défaut rythmique. Ils savent également moduler leur chant pour apporter plus de douceur, notamment à l’acte III.
Dans le rôle-titre, Piotr Beczala ne fait qu’une bouchée des complexités techniques, s’appuyant sur son timbre suave et chaud au caractère affirmé, et sur des aigus sûrs, même lorsqu’ils sont émis sur le fil. En revanche, son phrasé manque parfois de poésie, même s’il parvient à régler ce défaut pour le tant attendu « In fernem Land ». Johanni van Oostrum interprète Elsa d’un timbre de velours dans un élégant métal. La douce puissance de sa voix, toujours bien audible malgré la langueur du phrasé, correspond à la candeur du personnage.
Nina Stemme apporte à Ortrud sa voix tranchante et glaçante, aux puissants accents et aux graves fiers. Sa projection voluptueuse lui offre la séduction maléfique dont son personnage use pour arriver à ses fins. En Telramund, Wolfgang Koch fait montre de théâtralité. Si sa voix peine parfois à dépasser l’orchestre, notamment dans ses fins de phrases, elle garde une tension permanente. Son timbre blanc n’est pas dénué de dignité, bien qu’il y incorpore une touche d’acidité à partir du deuxième acte, quand de l’action sincère initiale, il se fourvoie dans une fourbe vengeance.
Tareq Nazmi (qui remplace Kwangchul Youn au pied levé en ce soir de première -ce qui est facilité par un très faible niveau d’engagement scénique requis par la mise en scène) incarne le roi Henri d’une voix aux ténèbres nobles, notamment dans ses larges graves, aux riches résonnances. Sa diction aristocratique colle également au personnage, tout comme son vibrato fin qui exprime sa sagesse. Shenyang est un Héraut à la voix concentrée, projetée et bien couverte. Les Quatre Nobles du Brabant (Bernard Arrieta, Chae Hoon Baek, Julien Joguet et John Bernard) accomplissent leur partie avec une grande coordination, tandis que les Quatre Pages (Isabelle Escalier, Joumana El-Amiouni, Caroline Bibas, Yasuko Arita) offrent un bel accord entre leurs voix.
Si les chanteurs et le chef sont acclamés par le public, avec un enthousiasme plus affirmé encore pour Nina Stemme et Piotr Beczala, l’équipe de mise en scène clive bien plus : tandis qu’une partie du public applaudit debout, de puissantes et nombreuses huées retentissent.