L'Or du Rhin écologiste et flamboyant en direct de Londres
Barrie Kosky propose ici une re-lecture radicale du prologue ouvrant le Cycle de l’Anneau des Nibelungen, dans une optique tout à fait nouvelle et renouvelée par rapport à sa première mouture de la Tétralogie à l’Opéra d'Hanovre entre 2009 et 2011 (qui dénonçait l'antisémitisme, comme plus tard pour sa version des Maîtres Chanteurs, dans le temple Wagnérien de Bayreuth). Ici la clé de voûte du spectacle est Erda, la Déesse-mère, qui ne se contente pas d'apparaître pour lancer un avertissement solennel à Wotan à la fin de l’ouvrage, mais surgit avant même les premiers accords célèbres, qui symbolisent la naissance du monde et des eaux du fleuve.
C’est la top-model désormais octogénaire Rose Knox-Peebles, qui incarne cette déesse terrestre Erda et ouvre l’œuvre-fleuve de Wagner en traversant la scène entièrement nue, une impressionnante traversée du plateau londonien lui aussi à nu, laissant visible tout l’appareillage technique (à l'image de Patrice Chéreau installant une machinerie industrielle sur le plateau de Bayreuth il y a plus de quarante ans). Erda finit par se couvrir les yeux pendant l’introduction orchestrale, horrifiée par cette vision apocalyptique de l’effondrement de l’humanité intoxiquée par la conquête de l’Or.
Elle restera présente à chaque scène, témoin obstiné et désespéré de notre course à l’abîme collective, tantôt flanquée d’un costume de bonne victorienne pour servir les Dieux (caricaturés en aristocrates britanniques se livrant à l’équitation en tenues, un verre de whisky à la main), tantôt traite comme une vache à lait par le maléfique Alberich dans les tréfonds du Nibelheim (une évocation très lisible et efficace de l’exploitation sauvage des ressources énergétiques et fossiles de notre Terre-mère). Barrie Kosky livre ainsi une lecture implacable de l'exploitation effrénée des ressources face à l’inéluctable catastrophe écologique, faisant de cette Tétralogie un miroir profondément pessimiste de notre société.
Les décors de Rufus Didwiszus, simples et efficaces, restituent chaque scène autour d’un "arbre-monde", sorte de structure massive végétale en résine calcinée et organique autour de laquelle tous les enjeux de pouvoir et de domination vont se jouer, les lumières crues et brumeuses d’Alessandro Carletti rehaussant encore cet aspect saisissant de désolation.
Ce n’est que lors de l’accession au Walhalla que le tableau se vide entièrement et que les Dieux, parés des magnifiques et rutilants costumes de Victoria Behr, enjambent le pont magique sous une pluie torrentielle de paillettes multicolores (soulignant là encore par un contraste absolu, l'aveuglement éblouissant du luxe et des richesses).
La direction de Sir Antonio Pappano reflète sa profonde connaissance des impératifs et de la géométrie complexe de l’orchestre wagnérien. Les longues plages orchestrales sont construites avec ampleur et véhémence, architecturées de manière pertinente et progressive, laissant toute la fougue monter jusqu’à des climax retentissants. Il restitue avec clarté les différents plans du maillage symphonique, donnant une grande place aux bois et aux vents, toujours soucieux de brider les cuivres ou de cadrer des cordes lorsque trop emphatiques.
A l’opposé, lors des grandes scènes aux longues phrases, il reste toujours très attentif aux chanteurs, ne leur demandant jamais de surpasser un volume raisonnable, privilégiant toujours la diction à l’épaisseur de la ligne, rendant ainsi justice à la compréhension du texte chère à Wagner.
Le trio des Filles du Rhin est assumé avec malice, ingénuité et un érotisme évident par leurs trois chanteuses, Marvic Monreal campant une Flosshilde aux graves puissants et cuivrés, Niamh O’Sullivan en Wellgunde au médium riche et percutant, et Katharina Konradi conférant à Woglinde des aigus solaires et très concentrés.
Rodrick Dixon signe un Froh simple et précis, avec un métal appréciable jusque dans l’aigu de la tessiture.
Kostas Smoriginas n’a rien à lui envier tant l’impact de son médium est marqué en Donner, notamment dans les appels à la foudre.
Le Mime de Brenton Ryan affirme plus la précision de son jeu théâtral que la richesse du timbre, mais il fait preuve d’homogénéité et de souplesse dans l’aigu.
Kiandra Howarth, à l’inverse, déploie en Freia et en quelques phrases son médium opulent, vers ses aigus étincelants.
Wiebke Lehmkuhl prête sa voix avec son alto vif-argenté au monologue d’Erda, via une ligne emphatique et une théâtralité bienvenue dans ce qui devient, par la vision de Barrie Kosky, la scène principale de cette soirée par la puissance de sa prophétie.
Le Fasolt d’Insung Sim impressionne (toujours dans l'appui des enceintes de la salle de cinéma), d’abord par la qualité d’égalité des registres et de leur concentration, mais aussi par le legato qu’il déploie et l’intelligibilité du texte, même dans le sur-grave, jamais appuyé ni assourdi.
Le Fafner de Soloman Howard est un peu plus prosaïque avec une ligne plus hachée, mais un impact sonore et une étoffe sans doute appelés à faire leur effet dans le deuxième acte de Siegfried.
Marina Prudenskaya impose en Fricka son souffle et son vibrato, la musicalité du phrasé, la clarté de l’aigu, la rondeur du médium et l’ampleur des graves, ainsi que la finesse de son jeu.
Il en va de même pour le Wotan de Christopher Maltman, qui sait ailleurs se faire subtil interprète de Lieder, et qui en impose ici par la majesté de ses phrases, la qualité des aigus ronds et percutants (malgré une première scène un peu hasardeuse), le soyeux de son médium et la puissance manifeste et cependant parfaitement dosée du début à la fin de l’ouvrage. Fort prometteur là encore, pour La Walkyrie qui doit suivre.
Christopher Purves campe un Alberich très crédible, la tessiture redoutable du rôle ne faisant pas peur au baryton anglais qui en dessine tous les angles avec aisance et souplesse, des grandes lignes déployées franchement, en passant par des imprécations très percutantes, jusqu’à la malédiction finale saisissante par sa noirceur théâtrale.
Enfin, le Loge de Sean Panikkar lui vaut un triomphe justifié au rideau, tant l’espièglerie éclatante et le déchainement physique qu’il insuffle au personnage vont toujours de pair avec une impeccable maîtrise vocale, faisant alterner un médium large et bien projeté, un texte systématiquement soigné et des aigus soit mixés (entre tête et poitrine) avec adresse, soit totalement ancrés et flamboyants.
Le public londonien accueille ce premier épisode de la tétralogie avec un fort enthousiasme au tomber de rideau.