Don Giovanni à Bastille : quand la transgression se fait chair
Le rideau s'ouvre sur une fermeture à l’iris (comme une lentille de caméra) montrant l'altercation entre deux hommes dans une forêt obscure où l'un est mortellement frappé à la tête par un bâton tandis que l'autre est blessé au ventre par un revolver. Si le premier, le Commandeur, succombe sur le coup, Don Giovanni lui, soigné et bandé par Leporello, ne mourra des suites de sa blessure qu'à la fin de l'opéra où ce Commandeur, revenu d'entre les morts, viendra le chercher en creusant sa tombe dans les bois.
Meurtre double originel, ce tableau d’ouverture surprend parce qu’il fait immédiatement de Don Giovanni une victime collatérale de son crime, poussant à lire toutes les scènes qui en découlent à la lumière, ou plutôt à l’ombre de sa situation vulnérable. La représentation prend ainsi bien vite une dimension allégorique, le libertin devenant prisonnier et victime de son crime, qui achèvera de le consumer. Image phare qu'isole Claus Guth à la fin du premier acte, représentant Don Giovanni en errance dans cette forêt brumeuse, formée d’un unique plateau pivotant, et frappant l’air d’un bâton dans une solitude sauvage.
Dans cet atermoiement entre le crime et la punition (ou le regret), viennent se greffer les situations et les autres personnages, déambulant autour de Don Giovanni comme autant de planètes autour d'un soleil en plein déclin.
Donna Anna consent ainsi à se lier à Don Giovanni parce que son fiancé, Don Ottavio, ne lui plaît pas : dans la mise en scène, elle n’a de cesse d’enlever ses bijoux, vêtements et chaussures comme autant d’éléments qui la rattachent à son devoir et que Don Ottavio s’empresse de récupérer, un à un, pour les lui remettre. Alors que dans cette mise en scène Donna Anna semble presque plus entreprenante que Don Giovanni lui-même, et déçue quand survient son père, elle en vient à raconter son agression à Don Ottavio pour éveiller en lui le désir d’une vengeance qui ne viendra pas. Don Ottavio finit, après son air « Il mio Tesoro » par en avoir assez et chacun part de son côté dans les bois.
À l’aube de son mariage, Zerlina badine ouvertement avec Don Giovanni, cherchant auprès de lui ce que Masetto ne semble pas capable de lui donner. Elle rejoue avec ce dernier la même scène qu’avec le séducteur, assise sur une balançoire au-dessus de lui, comme un scénario érotique. Confronté à cette réalité, Masetto cherche faiblement à laver son honneur sans jamais parvenir à l’action vengeresse. Les airs de Zerlina deviennent alors des exhortations déçues au plaisir charnel.
Donna Elvira, épouse abandonnée est une femme pleine de principes, de bijoux, de rigueur dans la tenue de son tailleur impeccable et qui n’aura de cesse de tenter de ramener Don Giovanni à elle ou, à défaut, d’éloigner les autres de son influence. Elle est pourtant tiraillée tout au long de l’opéra entre ses valeurs et l’envoûtement que suscite Don Giovanni chez elle et finit par céder à celui qu’elle croit être lui alors qu’il s’agit de Leporello, les yeux bandés, fumant une cigarette, image de l’aveuglement de son désir prenant le pas sur son intégrité morale.
Toutefois, si les personnages féminins croient pouvoir trouver avec Don Giovanni une forme d'émancipation, celle-ci a un prix : Donna Anna termine seule avec la culpabilité de la mort de son père, Zerlina découvre l’ampleur de sa frustration, Donna Elvira, quant à elle, est bouleversée moralement dans un dilemme sans issu. Bouleversement qui, à l’échelle de la scénographie, se manifeste au deuxième acte par un arbre tombé, comme une métaphore du meurtre qui ouvre l’opéra. De même, la statue du Commandeur prend la forme d’un dieu païen fait de branchages, semblant surgir de la forêt elle-même pour expulser ce semeur de désordre. En somme, Claus Guth présente Don Giovanni comme un trou noir faisant vaciller mariage, morale, valeurs sur son passage avant de s’effondrer sur lui-même, succombant à sa blessure originelle, présentant la transgression sous un jour résolument pessimiste : le spectacle s'achève sur la mort abrupte de Don Giovanni sans le sextuor moral final (coupé par Mozart lui-même pour la version de Vienne après la création à Prague).
Les chanteurs sont très impliqués dramatiquement, à commencer par Kyle Ketelsen, en Don Giovanni, dont la voix jamais forcée, chaude et bien émise offre un chant soigné, musical et habité. La diction est limpide ce qui permet de profiter pleinement des récitatifs et des subtilités de l’incarnation alors que le timbre sait se faire suave et rond dans la séduction ou bien tonitruant et brillant lorsqu’il célèbre la liberté sans que jamais aucun signe de fatigue ne transparaisse.
À ses côtés, Bogdan Talos est un Leporello du même acabit, très juste lui aussi dans ses nuances et la caractérisation de son personnage, clown triste aux graves sonores et au chant jamais poussé. Tous deux forment un duo d’autant plus efficace que l’aisance des deux acteurs est manifeste et généreuse.
Julia Kleiter offre à Donna Anna une élégance tout en retenue, aux aigus scintillants mais un peu en retrait, et au médium manquant d'étoffe. La diction, quoique soignée, ne se défait jamais totalement d’un accent allemand. Elle apporte, néanmoins, une vulnérabilité bienvenue au personnage.
Tara Erraught possède le panache acerbe qui lui est demandé dans le rôle de Donna Elvira et donne à entendre un timbre pointu, aux aigus engagés et au médium solide. Malgré quelques phrases écourtées par un souffle parfois un peu réticent, la chanteuse propose des moments virtuoses, entre poésie des sons en demi-teintes et grande implication dramatique dans les vocalises.
Cyrille Dubois est un Don Ottavio veule à souhait, très impliqué dans son jeu, et d’une générosité appréciée par le public qui l’ovationne après son air "Il mio tesoro", auquel il ajoute un suraigu lumineux. Si la voix semble un peu étroite pour le rôle et le timbre parfois trop vibré, les nuances sont pertinentes et font mouche à chaque fois.
Guilhem Worms est un Masetto à la voix blanchie mais expressive sans toutefois se défaire d’un son engorgé qui retient quelque peu son expressivité. À ses côtés en Zerlina, Marine Chagnon peine à s’affranchir de certains sons plats ou larges, peu modulables malgré un investissement scénique remarqué.
John Relyea enfin est un Commandeur à la voix de bronze et, chose appréciable, aux aigus brillants, qui apporte au rôle l’essentiel : une présence aussi imposante que glaçante.
À la direction de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, Giancarlo Rizzi apporte une énergie intarissable, trouvant les tempi justes et restant très à l’écoute des chanteurs tout en sachant mettre en avant les subtilités de la partition, rendant de ce fait le spectacle lisible et équilibré. Le Chœur d'abord assez inégal notamment parmi les pupitres féminins sait ensuite se montrer féroce à souhait, dans l'esprit de cette mise en scène.
L’ovation est au rendez-vous juste après que le rideau tombe sur le corps de Don Giovanni, laissant ce goût amer et cette ombre installés par la mise en scène.