Au Festival Musiques Vivantes, l’insolite tient la corde
Le Festival avait commencé par un récital d’opéra sans chanteur (notre compte-rendu sur Classykêo), il s’est poursuivi avec des pièces de Bach et Mozart jouées au saxophone façon standards de jazz, et il se termine avec deux concerts de musique baroque, dont l’un servi par un instrument traditionnel africain !
C’est dire s’il y a eu matière à vivre de savoureuses soirées musicales à l’occasion de cette 39ème édition de Musiques Vivantes, temps-fort de l’été culturel bourbonnais pour lequel le directeur artistique et violoncelliste Axel de Jenlis a lui même été mis à contribution afin d'honorer le 150ème anniversaire de la naissance de Rachmaninov et le 180ème de celle Grieg (entre autres illustres compositeurs convoqués lors de ces dix journées d’un intense marathon musical).
De quoi ravir et surprendre un public tout aussi intrigué à l’heure donc de venir écouter, non sans curiosité, un concert au baroque programme qui s’annonce d’autant plus délectable qu’il est ici voué à être servi par la kora, cette harpe ancestrale originaire de l’Afrique de l’Ouest, composée d’une imposante calebasse, d’un long manche à taille de petit homme et de quelques 21 cordes. Un instrument de fort belle facture (à tous les sens du terme), qui se trouve ici placé entre des mains expertes, celles de Mamadou Dramé, Sénégalais et Belge, accompagné en cette douce soirée par deux amis et complices : la soprano Céline Scheen, et le guitariste et arrangeur Karim Baggili. Un trio venu procéder à une ravissante union de cordes, autant instrumentales que vocales, en déroulant en l’espèce les chansons et airs extraits d’un non moins réjouissant album, « Korabaroꓘ » (La Ferme Records), dont le nom est autant un palindrome que la promesse d’un voyage à travers les époques et les répertoires. Le tout sans que jamais l’auditoire ne trouve à se perdre en chemin, bien au contraire.
Et soudain, comme une envie de battre la mesure
Car si chemin il y a, il est ici celui de la virtuosité et de l'expressivité mélodique, laquelle fait mouche dès l’ouverture des festivités avec ce délicieux « Yo soy la locura », air attribué à Henri de Bailly, luthiste et compositeur en vogue sous le règne de Louis XIII. Mais pas sûr que sa majesté ait eu le loisir d’entendre un jour cette enivrante mélodie telle qu’ici interprétée : il y a déjà la voix ample de la magnétique Céline Scheen, qui n’a guère besoin de temps de chauffe pour se faire sonore et lumineuse, il y a aussi ce dialogue presque susurré entre la kora et la guitare (une discussion comme une histoire à deux narrateurs qu’un soprano de velours vient se charger de mettre en mots pour mieux en extraire la substance évocatrice de folie et de plaisir). Et de plaisir, il en est encore question avec les deux mélodies qui suivent et offrent de découvrir deux compositeurs du XVIIe siècle à l’héritage -par trop- confidentiel : Girolamo Frescobaldi et Barbara Strozzi. Du premier, l’entrain de l’air "Se l’Aura Spira", de la seconde la mélodie "Che si può fare" se présentent comme un enchantement rythmique au pouvoir si fort que, sur quelques agenouilloirs, certains pieds en viennent soudain à battre la folle mesure. Et si le public se trouve ainsi envoûté, cela doit évidemment au charme de la musique, mais surtout à l’alchimie dégagée par ce trio où les arts et les talents s’unissent plutôt qu’ils ne se côtoient, opérant une fusion sonore où tout vient à faire sens : la figure rythmique, la note et le mot.
Une fusion des cordes qui se vérifie encore à l’invocation d’un plus illustre compositeur, Claudio Monteverdi, avec un Lamento della ninfa porté par les suaves pincements des cordes de la kora et de la guitare, la voix de Céline Scheen alliant timbre mordoré, sonorité radieuse, et manières d’étendre la ligne jusqu’au bout du souffle par le jeu de decrescendi savamment maîtrisés. Avec de surcroît son sourire (et son rire) communicatifs, qui jamais ne quitte le visage d’une artiste qui a le plaisir du chant évident, avec ses mains toujours en mouvement, qui semblent vouloir dessiner des formes dont l’invisible matériau serait ce soprano de chair et de chaleur à la voluptueuse sonorité.
Le répertoire baroque se poursuit, toujours avec aisance, de l'autre côté de la manche chez Dowland et Purcell. Mamadou Dramé offre également une pièce de sa composition, inspirée de la tradition des griots d’Afrique de l’Ouest, et qui entend sensibiliser à la lutte contre l’excision. Puis Karim Baggili opère, en deux chansons (Winter’s Heart et Another Life) comme une rencontre du style baroque et de la musique de variétés : une occasion de plus de savourer l'harmonie et l'homogénéité d’un trio aux sonorités grisantes.
Le public ne s’y trompe pas qui, à l’invitation de Mamadou Dramé, en vient lui-même à donner de la voix en reprenant, par la magie de la phonétique autant que de la rythmique, le refrain du chant traditionnel Kouma. Alors, à l’heure de clore ce festin vocal et instrumental, l’auditoire ne sait plus s’il se trouve sur les rives du fleuve Sénégal, dans quelque ville italienne de l’époque baroque ou dans une église du cœur battant de la France, mais il est ravi et c’est bien là l’essentiel.