Natalie Dessay repeint le Châtelet aux couleurs Jazz
Devant les sièges et pupitres des musiciens, un confortable fauteuil attend Natalie Dessay. Elle entre dans une robe de fleurs rouges, assortie à la couverture de son livre de contes, dont elle va nous réciter des histoires comme la mère-grand que nous aurions tous rêvé d'avoir. Pendant toute la soirée, sont projetées au fond de scène les magnifiques peintures d'Edward Hopper, si efficaces pour construire une ambiance.
Edward Hopper - Gas Station
Dès la première peinture, les auditeurs spectateurs perçoivent les liens qui seront le fil rouge de la soirée entre les tableaux et la musique : une gouache brossant ce qui pourrait aussi bien être l’écume marine qu'un ciel bleu nuageux est accompagnée par le frémissement marin des cordes tandis que le violoncelle fait la mouette avec des glissandos d’harmoniques. Les photographies défilent à la manière des écrans de veille d'ordinateurs, se déplaçant à l'horizontale et rebondissant contre les bords, zoomant et dézoomant sur un détail.
Edward Hopper - Soir bleu
Graciane Finzi a composé Scénographies d’Edward Hopper, une musique figuraliste pour illustrer les peintures d'Edward Hopper et le récit de Dessay. Les sons illustrent les propos et les images. La synchronisation de la narration, aussi généreusement amplifiée par des haut-parleurs réverbérant que pour la douzaine d'instruments à cordes du Paris Mozart Orchestra, a été travaillée : il pourrait sembler aisé de parler par-dessus un accompagnement sonore, mais l'intérêt de cette composition repose sur la concordance entre le texte et les effets musicaux. De fait, Dessay récite avec application, implication et autant de précision rythmique que si elle suivait une partition. La précision de la chef d'orchestre Claire Gibault est aussi remarquable qu'est visible la camaraderie avec la chanteuse. Le texte récité imagine une histoire à chaque tableau projeté et à ses personnages. Natalie Dessay décrit les objets des tableaux, la scène, les regards et devine même les pensées des personnages, leurs aspirations, leurs passés. Placée devant son orchestre, mais aussi devant les tableaux projetés, la chef d’orchestre semblerait presque en train de peindre les Hopper (une belle marque de la qualité de ses gestes brossés et de la musique, qui correspondent aux mouvements des pinceaux).
Edward Hopper - The House by the Railroad
La maison de Hopper est projetée en noir et blanc avec une saturation progressive de l'image qui ne laisse plus que des lignes noires sur un fond blanc puis une masse de gris. Cet effet illustrant les brumes changeantes du souvenir est intelligemment accompagné par une musique de transformations chromatiques, aux franches lignes d'archet qui déploient ensuite un frémissement généralisé. Tandis que Dessay raconte la généalogie et la carrière des moindres pierres de l'édifice, la musique emprunte aux aigus tranchés de la musique des films d'Alfred Hitchcock. On pense notamment à la bande-son de Psychose, composée par Bernard Herrmann précisément pour cordes. La maison de Hopper devient le motel de Norman Bates (incarné par Anthony Perkins dans Psychose).
Le célébrissime et toujours aussi émouvant Adagio pour cordes de Samuel Barber compose l'interlude musical. Des bandes verticales de stores vénitiens se retournent pour faire apparaître l'autoportrait d'Hopper, avant un gros plan sur ses yeux.
Edward Hopper autoportrait
Dessay prend ensuite la parole pour présenter ce projet consistant à réunir musique, peinture et poésie. Elle met le public dans l'ambiance de la dernière partie de la soirée, expliquant avoir choisi les tableaux et demandé aux arrangeurs de ralentir les ballades jazz uptempo : « Nous, on aime les trucs tristes ! » Ces arrangements mettent en avant la ville avec les roulements de batterie et la touche jazzy des contre-temps accentués de coups d'archet. Le micro que tient Natalie Dessay lui permet des sons murmurés et un velours typique des jazz clubs. S'asseyant avec classe sur un haut tabouret de bar, elle chante ces superbes mélodies avec simplicité, sans aucune fioriture, sans s’appesantir sur les notes, d'une voix droite et juste. Entre ses interventions, elle se tourne vers les tableaux de Hopper pour y puiser son inspiration.
Edward Hopper - The Wine Shop
Avouant, dans un candide excès de modestie, combien il lui semble « ridicule à mon âge de chanter I feel pretty », elle explique aux auditeurs qu'il s'agit de recevoir cet arrangement avec une bonne dose d'ironie. Sa voix d'enfant ravit spectateurs et musiciens (quel bonheur de voir des instrumentistes avec un sourire jusqu'aux oreilles, à ce point heureux d'accompagner une chanteuse).
Natalie Dessay (© Simon Fowler)
La salle apprécie tout autant le reste du programme : In my Solitude fusionné avec I keep going back to Joe's (ces deux thèmes partagent la même mélodie) suave et rebondissant, Detour ahead avec d'agiles et douces vocalises, On a clear day d'une aube céleste, There's no business like show business très récité, avec un délicieux accent français. Enfin, Autour de Minuit (Round Midnight) de Thelonious Monk avec les paroles de son "chouchou" Claude Nougaro.
Répondant aux très chaleureux applaudissements du public, ainsi qu'au bouquet de fleurs et au cadeau reçu par un fan qui hésita longtemps à s'approcher de la scène pour tendre au maximum son bras et son présent, la chanteuse offre un bis nostalgique (Send in the clowns) puis A Place That You Want to Call Home, réduisant l'accompagnement à un intime quatuor à cordes et finissant la soirée par un "Goodnight".
Edward Hopper - East Wind Over Weehawken
Retrouvez le clip extrait de Pictures of America :