Directions et voix en Mentorats avec l'Académie du Festival d'Aix-en-Provence
Créé en 2021, le mentorat (ou résidence) de cheffes d’orchestre consacrées à l’opéra, s’inscrit dans un des axes forts du Festival impulsé par Pierre Audi : une meilleure représentation des femmes dans les métiers de la musique.
Les deux cheffes sont amenées à concevoir leur programme, dans ce concert de clôture de leur session, en concertation avec les artistes solistes qu’elles servent : également deux femmes, la soprano américaine Jacquelyn Stucker (qui a triomphé la saison dernière en Poppée, et récemment en guest star lors du deuxième concert de l’Académie de chant) et la mezzo-soprano canadienne d’origine macédonienne, Ema Nikolovska, ancienne artiste de l’Académie.
Le programme croisé, entre cheffes et chanteuses, réunit ainsi huit opus, dont six vocaux, centrés sur la figure de Mozart, le travail de cette année ayant suivi également le Così fan tutte, dirigé par Hengelbrock et mis en scène par Dmitri Tcherniakov.
Avec une délicatesse documentée, ce programme illustre l’apport réciproque de Mozart (pour la grâce), Gluck (pour la réforme) et Haydn (pour la transmission) à l’opéra classique, héritier de l’opera seria, de sa veine noble et tragique, et de sa manière parfois hyperbolique de traiter des grandes émotions humaines : la colère, la jalousie, le désespoir, l’exaltation, dans le cadre restreint des quelques minutes que dure un air. Ce précipité émotionnel trouve notamment dans l’air de concert, répertoire mal connu, sa quintessence, puisqu’il n’est pas inséré dans le large contexte d’une intrigue. C’est ce qui en fait un laboratoire précieux.
Lucie Leguay, à qui est confiée la première partie du concert, prépare, avec un sourire déterminé, la phalange à démarrer – l’Ensemble Balthasar Neumann, aux instruments d’époque, rugueux ou acides, colorés ou feutrés, déplaçant l’oreille dans un lointain rêvé. Sa battue est nerveuse, précise, telle une écriture fine, faite de pleins et de déliés. Ses yeux sont de la partie, et donnent des départs d’un simple clignement de paupières. Elle parvient à extraire de l’ensemble un son distinct chez Mozart et Gluck, le premier plus haletant, le second plus adhérent.
Anna Castro Grinstein convoque une autre énergie, moins millimétrée, celle d’une cantaora argentina. Elle gravit les marches du son avec sa baguette, dessinant les gammes et les traits de l’orchestre dans l’espace. Sa battue relève davantage du dessin, vif et nerveux, à la Corto Maltese, que de l’écriture fine et élégante. Elle obtient cependant une sonorité homogène de sa phalange, tel un onguent ou une dague chez Gluck, un miroir ou un cristal chez Mozart, une lumière naturelle chez Haydn.
Anna Castro Grinstein (Argentine) et Lucie Leguay (France) sélectionnées parmi 37 candidates pour la 2nde édition du Mentorat des cheffes dorchestre, un programme de lAcadémie du @festival_aix Elles dirigeront l'Orchestre Balthasar Neumann le 10 juillet#maestra #ADAMI pic.twitter.com/xmlCWDnJpT
— HélèneFranceTV (@HeleneHPDV) 21 février 2023
Jacquelyn Stucker enveloppe sa ligne vocale de soie, déploie un large vibrato, en relation avec l’ondoiement des cordes (Armide de Gluck). Son interprétation du tragique est au départ statique, lestée de matière, celle d’un marbre de carrare, à la blancheur veinée de noir. La ligne vocale déroule un large ruban de velours, qui garde cette même dimension, y compris dans la vocalise (dans l’air de concert Misera, dove son), dont les aigus sont effleurés. Le rôle, noble, de la Comtesse (Mozart encore) accueille, avec des tremblements labiaux, davantage de sensibilité chez elle, comme si la durée de la pièce lui permettait d’entrer dans l’intrigue.
Ema Nikolovska est une mezzo lumineuse, attirée vers les aigus, annonçant la colorature, posée sur un grave rond et plein, restant en registre de tête, pour mieux traduire la tension émotionnelle des partitions. Le timbre a les couleurs diversifiées de la flamme : bleue, rouge et dorée. Des petites granulosités, dans les notes tenues, sentent le soufre, comme à l’extrémité d’une allumette. Le dosage des vocalises s’effectue autant avec la gorge qu’avec l’oreille, à l’écoute des climats orchestraux. La diction française est excellente (Iphigénie en Aulide de Gluck), tandis qu’un timbre amer de tragédienne s’empare de certains mots, et que des pianissimi filés expriment la sérénité. La conduite du récit est naturelle et évidente chez Haydn, la chanteuse se laissant traverser par les sonorités subtiles de la petite harmonie, y répondant par des trilles, discrets et bien placés.
La proximité avec les musiciens qu’offre la cour d’un hôtel particulier permet à l’oreille de saisir les petits bruits délicieusement parasites de la mobilisation des instruments de l’orchestre : frottements poudrés des archets, clapotis des vents, mouvements corporels d’ensemble, auxquels répondent les feuilles des arbres et les chants d’oiseau. La petite harmonie crayonne avec délicatesse les pages lyriques, tandis que le tutti fait bien sonner les tonalités et les modulations qui sont au cœur du style classique.
Le sourire semble cristalliser le lien tissé entre les différents artistes pendant le temps exceptionnel et intense d’une résidence. L’esprit d’entente et d’écoute réciproques enveloppe, telle une aura invisible et vibrante, la scène musicienne. Le public, par de longs applaudissements, perçoit et salue l’essence contagieuse de ce sourire.