Wozzeck selon Simon McBurney, Berg transfiguré au Festival d’Aix-en-Provence
Message pessimiste encore, qui fait écho aux éditions antérieures, et au diptyque Mozart - Mahler (Requiem et Symphonie Résurrection selon la pâte/patte sombre de Castellucci). En sous-texte de l’ensemble de ces lectures, miroitent tristement les effets du pouvoir, seuls phénomènes palpables organisant les sociétés humaines, de la religion au travail, en passant par la politique, la guerre, la santé.
Après La Flûte enchantée en 2014 et The Rake's Progress en 2017, la nouvelle mise en scène in loco de Simon McBurney est à nouveau puissante : sobre et picturale, réaliste et symbolique. Elle est pétrie de références religieuses – en totale correspondance avec le livret de Berg –, centrée sur la figure du cercle, l’enfer intérieur de Wozzeck, en écho aussi aux cercles de l’enfer de Dante.
Matérialisé sur le sol de la scène du Grand Théâtre de Provence, de manière très évocatrice, ce cercle (et le plateau avec) tourne en sens inverse des aiguilles d’une montre, soit négativement : sinistrogyre. Sur ce dispositif, apparaissent et disparaissent les images mentales du soldat, qui correspondent aux différentes séquences du livret, restituées à la lettre : le sang est du sang, le rasoir un rasoir, le médecin est vêtu d’une blouse blanche et le capitaine d’un uniforme. Ces images sont autant d’obsessions, bien ancrées dans le réel de l’existence de Wozzeck, qui, déformées, amplifiées, hybridées, le conduisent au suicide (scénographie de Miriam Buether et dramaturgie de Gerard McBurney).
Le metteur en scène choisit également l’inversion du mouvement, car le drame commence par la fin, la scène de la noyade, comme pour récapituler, rembobiner, un processus mortifère dans lequel le sujet est, littéralement et symboliquement, enfermé. Comme le précise le programme de salle : « À rebours de la chronologie du livret, Simon McBurney prend pour point de départ la noyade finale du protagoniste, lequel revit alors mentalement tous les événements qui ont précédé. » La figure du cercle, tel un disque enregistreur, renvoie aussi aux grandes rotatives, à cette modernité technicienne, qui enferre l’être humain dans le projet artificiel du Progrès, incarné ici par la figure double du militaire et du médecin.
Les lumières de Paul Anderson accomplissent un travail de transfiguration de la matière donnée à voir. Les figures et compositions scéniques, en étroit lien avec la vidéo (Will Duke) et les effets de « sfumato » évoquent la peinture luministe et réaliste du Caravage : poursuites obliques, froides surexpositions, aura et auréoles divines... Des taches de couleur, venant d’une palette imaginaire, d’un arc-en-ciel funeste – ocre-doré, bleu-vibrant, gris-noir, rouge-sang – saisissent les images dans leur beauté et crudité picturales, voie de passage direct vers l’émotion. Les rencontres de Wozzeck avec Marie et l’enfant rappellent le motif de la Sainte Famille, le soldat étant, tel Joseph, chargé de bois : fagot de bois mort et chaise, comme vissés dans son dos, évoquant le Calvaire, en bien plus dérisoire. Les costumes de Christina Cunningham se font oublier, tant ils sont uniformes ou secondes peaux, enveloppant les corps fantoches ou fragiles.
À l’image de la partition de Berg, rien ne se répète, en dépit du processus obsessionnel qui affecte le soldat. Une diversité de composition réunit les figurants, les chœurs, les musiciens et les chanteurs (chorégraphies de Leah Hausman) : soldats défilant, foule massée, corps alignés, spectres rampant dans les limbes, cabinet médical, maison de Marie,... Une simple porte, avec son linteau, amenée et retirée discrètement, suggère le passage entre les espaces intérieurs et extérieurs propres aux situations.
La distribution est menée par le baryton allemand Christian Gerhaher, dans le rôle de Wozzeck, dont il est une référence. Omniprésent, rôdant, dans l’espace scénique, qui représente la boite noire de son cerveau, il engage son physique à la fois puissant et vulnérable, compact et disloqué, comme le support même du martyr. La voix, étirée ou ramassée, labile ou verticale, exprime l’écart entre l’image et le réel. Les épaules se lèvent avec l’ample respiration qui se déploie dans sa poitrine, comme pour ramener le chant au souffle vital. Quelle que soit la texture orchestrale, minimale ou massive, le timbre se fait déchirant, résistant, dans la douceur comme dans la violence, modulant ses couleurs selon l’état mental qui tourmente le personnage.
La soprano suédoise Malin Byström dans le rôle de Marie prend une densité d’icône, à la fois présente et irréelle, avec ses gestes quotidiens et son regard fixe. La voix est tantôt fine, éthérée, tantôt granuleuse et palpitante, assise parfois sur des graves insoupçonnés, conférant à sa partie une dimension animale, pure, originelle. Chez elle, le chant est profane, renvoyant à la féminité sensible aux charmes du tambour-major, tandis que la parole (sprechgesang) prend une dimension sacrée, celle de Madeleine, en relation avec la dramaturgie. Souvent, la chanteuse oriente son corps dans le sens de l’émotion vocale : repliée sur elle-même en une improbable et douloureuse posture.
Le ténor anglais Peter Hoare est un Capitaine portant haut ses couleurs vocales, la voix infusant avec virtuosité, passant des griffures percutantes du grave au miel brûlant de l’aigu, sa militaria de pacotille.
Le Docteur de la basse britannique Brindley Sherratt lui donne la réplique, inquiétant son monde du bout de son hyper-grave, froidement et précisément inséré, tel un scalpel, dans la chair acoustique du spectacle. Son corps se balance solidement d’avant en arrière, en auxiliaire de sa partie vocale, comme pour imposer l’autorité démiurgique de celui qui est « l’ami des morts ».
Le Tambour-Major du ténor belge Thomas Blondelle a l’apparence et l’énergie d’un Elvis Presley, concentré de masculinisme, subtilement distillé dans sa partie vocale. Le timbre a du clinquant, la projection du panache, tandis que le phrasé s’appuie sur la diction pour asséner son autorité.
L’Andres du ténor gallois Robert Lewis apporte un peu de réconfort, avec sa voix lumineuse, décidée, souvent véhémente, d’homme de la terre, en accord avec son propos relativement solaire : la chasse, ce n’est pas la guerre. Il apporte ce lyrisme onirique qui peut manquer cruellement aux autres personnages.
La mezzo-soprano française Héloïse Mas (ancienne membre de l’Académie) apporte sa présence féline, ses graves non moins fauves, couleur contralto, et son art de la déclamation à Margret.
Le premier artisan de la basse française Matthieu Toulouse a de la prestance dans son rôle court mais démonstratif, qu’il accompagne d’un instrument sonore et bien cendré, déclamant sa partie en prophète de bas fond et de taverne. Le deuxième artisan du baryton polonais Tomasz Kumięga (ancien membre de l’Académie) lui oppose sa faconde, complétant la distribution éclectique des voix masculines de la partition.
La direction de Sir Simon Rattle, à la tête du London Symphony Orchestra, aborde la partition avec une précision de grand horloger, doublée d’une sensibilité à même d’extraire d’une phalange qui lui est familière, toute la dimension lyrique, voire romantique, de la partition : seul espoir de rédemption contenu dans l’œuvre. Car même les enfants y sont méchants (la Maîtrise des Bouches-du-Rhône). Les percussions apportent leurs étincelles, les cordes leurs étoiles froides, tandis que les vents – avec de saisissants effets de déplacement – dessinent les motifs récurrents qui agissent sur la mémoire de l’auditeur. Quant au chœur, l’Estonian Philharmonic Chamber Choir, il accomplit, bouche fermée et a cappella, un moment suspendu : la scène d’un sommeil introuvable.
Le public applaudit longuement le spectacle, y compris rideau tombé, réservant son ovation la plus marquée au metteur en scène. S’échappent partout des murmures, témoignant d’un besoin de mettre des mots sur des émotions et de les offrir en partage.