À l'Athénée, les Chevaliers de la Table Ronde vendent bien leur camelote
Agrée, ô gentil public, l'expansion des sentiments burlesco-comico-poético-musicaux De ton poète rigolo. (Hervé)
À peine le public a-t-il eu le temps d'entrer dans le Théâtre de l'Athénée, de se réjouir de sa réouverture après les travaux et d'admirer les dorures étincelantes, qu'il est déjà plongé dans l'univers graphique et loufoque de cette production. Les décors et costumes sont entièrement zébrés. Ce spectacle est pure frénésie : il se passe à chaque instant des dizaines d'événements. Quand ils ne chantent ou ne surjouent pas la comédie, chacun des interprètes s'agite de tics et multiplie les bouffonneries (se bagarrant, faisant des galipettes, bras-de-fer, pierre-feuille-ciseau, se tirant sur l'élastique, toujours souriant benoîtement ou bien grimaçant).
Chacun des gags de ce spectacle fait rire le public : le petit chien électrique tiré par Angélique, la fille du duc déguisée en ballerine chaussée de rangers (à qui "une diète ne ferait pas de mal" dixit son père et dont le médecin Merlin n'a "jamais vu une pareille développation" [sic]). Les rires sont tout aussi fournis quand le chevalier et la princesse consomment la nuit de noces en ricanant avec quelques secousses frénétiques, lorsque le serviteur embrasse le postérieur de son maître, lorsque l'Enchanteresse multiplie les vocalises et roucoulades en caressant le long glaive de Roland tandis que les baigneurs agitent follement leurs plumeaux blancs, ou bien encore quand le servant lèche le doigt de la duchesse avant d'en frotter son sein.
Clémentine Bourgoin (Fleur-de-Neige) (© Guillaume Bonnaud)
La partition regorge de citations : Carmen, la musique de ballet romantique, le Grand opéra de Meyerbeer et une infinité de danses de salon. Dès le début, l'opéra commence sur le rythme effréné qu'il ne quittera plus : en avant-scène défilent deux nageurs, deux vieilles femmes endeuillées, un marin et un cuistot racailles, un squelette se tenant les côtes de rire, un homme fée, un autre chevauchant un satyre et divers messieurs et dames en tenue fin de (XIXe) siècle.
Les chanteurs en tutti restent bien synchronisés, quelles que soient les postures et chorégraphies divertissantes qu'ils exécutent. Ils articulent ensemble, avec les r roulés comme il sied pour un texte de 150 ans. Les quatre chevaliers à tenue zébrée (Amadis des Gaules joué par David Ghilardi, Lancelot du Lac par Théophile Alexandre, Renaud de Montauban par Jérémie Delvert et Ogier le Danois par Pierre Lebon) portent des maillots de footballers floqués des chiffres 1664. Ils entonnent fièrement leur poétique slogan : "Si l'on nous appelle des preux, ce n'est pas pour des prunes".
Samy Camps en Roland, chevalier errant, fait rire le public avec sa chaîne en or, des bigoudis roses, des santiags, un peignoir blanc ouvert, tandis qu'il tricote pour agrandir un caleçon qui contient difficilement les très généreuses preuves de sa virilité. Son élocution imite celle d'une caricature de banlieusard. Lorsqu'il chante, il a une voix de ténor léger mais pleinement soutenue et couverte.
Les Chevaliers de la Table Ronde à l'Athénée avec l'Enchanteresse Mélusine (Chantal Santon Jeffery) au centre (© Guillaume Bonnaud)
Aussitôt libérée de son King Arthur à Versailles (lire notre compte-rendu ici), Chantal Santon Jeffery interprète l'Enchanteresse Mélusine avec une voix bien articulée. Lorsqu'elle parle, elle convoque un accent espagnol avec d'interminables r roulés, mais cet accent disparaît totalement dans son chant. Son volume n'est pas des plus généreux dans le grave ou le médium (même si elle offre une voix longue en souffle qui ajoute une incarnation à son chant) mais son aigu est incroyable. Les altitudes de son registre sont placées, vibrées, surpuissantes, tantôt dramatiques, tantôt colorature. Elle convoque même des suraigus impressionnants, presque une voix de sifflet.
Arnaud Marzorati joue un Merlin davantage médecin qu'enchanteur ou chanteur. Son assistant, le troubadour Médor (Manuel Nuñez Camelino) doit tenir une partie de ténor héroïque, montant dans des aigus vertigineux. Évidemment, l'effet comique repose sur son incapacité à accomplir ces exploits : sa voix s'étouffe, se serre, déraille dans un texte inintelligible (alors que l'Athénée montre sa confiance dans l'articulation des chanteurs en faisant le pari de ne pas mettre de sur-titres).
Le Duc Rodomont (Damien Bigourdan), Merlin (Arnaud Marzorati) et la Duchesse Totoche (Ingrid Perruche) (© Guillaume Bonnaud)
Lorsqu'il déploie sa voix, Damien Bigourdan dans le rôle du Duc Rodomont ébouriffe le public avec un volume sonore presqu'assourdissant, y compris dans l'aigu (il hurle même un suraigu qui entraîne les applaudissements du public). Lorsqu'il chante avec une voix jouée d'opérette, on dirait un mélange de Jacques Brel et de Maurice Chevalier. Sa femme, la Duchesse Totoche (Ingrid Perruche) est une mezzo amplement vibrée, résonnant dans l'aigu au-dessus d'un médium de velours. Elle parodie un lamento dramatique au texte volontairement ridicule : "Fatal et cruel remords, tu me ronges et tu me mords quand je mange ou bien quand je dors". Soudainement, dans une montée vocale fulgurante, elle ahurit les spectateurs en s'élevant à 5 mètres de haut, avec de longues jambes qui dépassent sous ses jupons. C'est en fait un homme qui était caché sous sa robe et qui soulève la chanteuse sur ses épaules. Elle le maintient sous sa robe et semble visiblement en profiter avec des plaisirs intenses (les paroles "tu me ronges et tu me mords" prennent alors une toute autre tonalité).
La Duchesse Totoche (Ingrid Perruche) et Sacripant (Antoine Philippot) (© Guillaume Bonnaud)
La fille du duc, Angélique, a la voix droite de Lara Neumann, vibrée en fin de phrase. Elle sait placer sa voix parlée, notamment dans un ancrage laryngé et des résonances nasales, au point que ses paroles sont davantage sonores que son chant.
L'orchestre tout en demi-teinte offre une douce et lointaine bande-sonore à cet ensemble vocal. La fosse couverte laisse pourtant entendre une instrumentation construite avec métier : les timbres s'exposent et se marient selon les humeurs fort changeantes de l'histoire.
Scène finale avec zèbre empaillé des Chevaliers de la Table Ronde à l'Athénée (© Guillaume Bonnaud)
Point d'orgue indispensable, un zèbre (Médor et Mélusine sous un costume) se balade sur le plateau avant l'entracte et sa tête empaillée remue la bouche en rythme à la fin de l'œuvre. Le public, ravi, applaudit à tout rompre ce spectacle typique, ce voyage dans le temps des opérettes du XIXe siècle.
Nous vous offrons la vidéo intégrale de cette production, captée le 12 février dernier à La Fenice (Teatro Malibran) :
Enfin, n'hésitez pas à suivre ce lien afin de réserver vos places pour ce spectacle.