Karine Deshayes, Louise Bertin : Faust au féminin aux Champs-Élysées
Grâce au travail du Palazzetto Bru Zane (Centre de musique romantique française), le public parisien (re)découvre une compositrice française, Louise Bertin, et une œuvre, Fausto, oubliée depuis 1831, année de sa création au Théâtre-Italien à Paris. Il ne fut pas facile à la compositrice, précise Alexandre Dratwicki dans le programme de salle, de se faire une place entre Berlioz et Rossini, deux figures masculines dominant le monde musical de l’époque. C’est pourtant bien avant les Huit scènes de Faust de Berlioz que la compositrice s’intéressa au personnage de Goethe, faisant d’elle une « visionnaire » et c’est elle-même qui écrivit le livret de l’opéra traduit en italien par Luigi Balocchi, le librettiste « officiel » du Théâtre-Italien (l’opéra romantique, dominé par Rossini, exigeait l’italien pour ses opéras).
La musique puissamment expressive de Louise Bertin capte l’attention du public tout au long du drame et la hisse au rang de compositrice de premier plan au même titre que ses contemporains notoires.
La partition emprunte des styles variés tout en préservant l’authenticité de la compositrice. Le bouffe façon Rossini (personnage de Mefistofele) côtoie le drame aux couleurs du Don Giovanni de Mozart (Faust), la surprise venant des ruptures abruptes de ton et d’atmosphère tout au long de l'œuvre. Son orchestration est originale et évocatrice : les cuivres ont la part belle, les trombones et les cors sonnent diablement, les cloches salvatrices arrêtent Faust dans son geste fatal et le hautbois chante l’amour de Faust et Marguerite.
Dans cette production Faust est conjugué au féminin et, si la plume compositionnelle est le fait d’une femme, le personnage titre est également interprété par une femme (comme indiqué dans la partition originale, une version pour ténor fut rajoutée ensuite). Ainsi la mezzo-soprano Karine Deshayes s’empare-t-elle du rôle (écrasant) avec une énergie impressionnante. Si les parties graves demeurent quelque peu confidentielles et si, au dernier acte, elle montre quelques faiblesses dans la douceur du duo avec Marguerite, sa vaillance pour assumer les grands intervalles, ses aigus fusants et son engagement dramatique constant subjuguent cependant l’auditoire. Dans son désir de sauver Marguerite de la mort, elle n’hésite pas, elle, à brûler d’ardeur (« j’appelle toutes les divinités infernales pour ta défense »), sans craindre les feux de l’enfer ni la chaleur d'allure caniculaire dans le théâtre.
Elle vibre d’amour pour Marguerite, interprétée par la soprano Karina Gauvin, et les deux chanteuses accordent leur vibration vocale palpitante dans des duos savoureux. Cette dernière semble cependant en peine à valser au même tempo que l’orchestre (« Fuggite amor - Fuyez l’amour »), son vibrato lâche perturbant la précision rythmique et un excès de délicatesse la faisant parfois disparaitre dans la masse sonore orchestrale. Néanmoins, l’auditoire peut profiter pleinement de ses qualités vocales au moment de sa prière, son phrasé souple intégrant les aigus voluptueusement, avec son timbre précis et enveloppant.
Le timbre sombre et puissant de la basse Ante Jerkunica en Mefistofele transporte le public aux enfers avec ravissement. Une des originalités du traitement des personnages par Louise Bertin est de faire du diable un personnage bouffe, ce que le chanteur réalise avec une théâtralité réjouissante. Il se délecte de ses conspirations, débite le texte présentant Faust dans une articulation exemplaire (façon air du catalogue de Mozart ou air calomniateur du Barbier de Séville de Rossini) et il outre son chant dans les saluts répétés à la tante Catarina.
Cette dernière est interprétée par la mezzo-soprano Marie Gautrot qui lui donne la réplique avec humour de sa voix solidement charpentée.
La courte apparition du ténor Nico Darmanin en Valentin (Valentino) marque cependant les esprits tant son chant est aisé et projeté, ses aigus assurés et son phrasé voluptueux.
La soprano Diana Axentii préserve une présence sobre et cependant assurée aussi bien pour le rôle de la sorcière que pour celui de Marta, tandis que le baryton-basse Thibault de Damas est un Wagner convaincu au timbre franc et à l’articulation solide.
Les chanteurs du Chœur de la Radio Flamande assument les parties polyphoniques d’un son précis et clair, six chanteuses sortent du rang afin d’interpréter assurément les parties solistes des commères mal intentionnées lors de la scène à l’église.
Christophe Rousset, parfois au piano-forte pour les récitatifs mais surtout à la tête des Talens Lyriques en grand format, préserve la précision et l’ampleur du son. Il ne parvient cependant pas à maintenir un équilibre constant avec les chanteurs, les parties de cuivres importantes pouvant se révéler difficilement compatibles avec les voix.
À peine la résonance du dernier coup de cymbale spectaculaire achevée, que le public se déchaîne en applaudissements retentissants. Louise Bertin fait ainsi une entrée triomphale au catalogue des compositrices d’opéra.