Vol (au-dessus) d’un Nez de coucou à La Monnaie de Bruxelles
Créée l'année dernière à Copenhague, la production se rend à Bruxelles dans une distribution et direction musicale nouvelle.
Opus bercé d’absurde, Le Nez composé par Chostakovitch lorsqu’il n’avait que 21 ans est marqué d’un esprit typiquement irréel à la Russe, façon Nikolaï Gogol (dans cette saison de La Monnaie qui se voulait surréaliste, ce point d’orgue de la programmation confirme que la maison a bel et bien eu du nez dans le domaine).
Écrit durant la période trouble entourant la mort de Lénine et l’amorce du régime Stalinien, Le Nez est emprunt d'un surréalisme mais survivaliste, bordé d’absurde (parfois plus vrai que nature) : un monde insensé et psychotique fait d’auto-satisfaction et de cruauté vénale. Presque un siècle après, cette œuvre longtemps bannie se modernise à travers les costumes (Lluc Castells) de ses protagonistes, rappelant combien le sujet semble toujours d’actualité. L’univers dépeint est sale, brouillé par un décor filandreux et métallique à mi-chemin entre les mondes de Ken Loach et de Roger Ballen. Rappelant les idées noires de Franquin, l’univers sale et fantasque de Gérard Garouste, le décor (Alfons Flores) semble montrer une Russie qui se réveille d’une sorte de rêve-partie boueuse.
Sa population tient l’uniforme de sa condition, partagée entre costumes cravates, alternatifs ravers à dreadlocks et haillons, sado-masochistes en cuir luisant (sans oublier la réserve de 150 nez moulés pour le nombre de personnages et de choristes).
Mis en scène par Alex Ollé et La Fura Dels Baus (fondé à la suite de la fin du régime de Franco), les références à l’origine du théâtre libéré sont nombreuses. Absurde typique d’un Antonin Arthaud, le théâtre de la fantaisie et de la folie prend une forme très sombre. Responsable en 2019 d’un Frankenstein qui avait marqué les esprits in loco par un réalisme et une cruauté maîtresse, Alex Ollé verse ici moins de sang, et davantage de cruauté plus insidieuse : dans cette société où tout part à vau-l'eau (même Le Nez). Femmes enceintes très jeunes, corps morbides habillés de haillon, femme engloutie par une foule d’hommes assoiffés : les actes les plus crus sont suggérés, non moins glaçants.
L’Orchestre Symphonique de la Monnaie compose une densité expressive à la mesure du propos et de la musique de Chostakovitch. Les sons métalliques sont marqués, battants, les brillances perlent dans l’obscurité et le rythme soutenu de l’opus tient une force athlétique en fosse.
Outre les instruments habituels, les rangs de l’orchestre se voient complétés par un arsenal de batterie, castagnettes, tambourins, carillon, xylophone et glockenspiel, et même des instruments typiques de la Russie folklorique, une domra et une balalaïka (outre le fait que cette production crée également des fragments musicaux -deux entractes instrumentaux- découverts en 2015 par le musicologue Levon Hakobian).
Gergely Madaras (qui fait ses débuts maison) l’assure, la nature chaotique de l’œuvre de Chostakovitch appelle à la maîtrise absolue, maîtrise nécessaire à la naissance de tout chaos. Le résultat n’en est que plus impressionnant, la richesse et brillance de la musique russe étant en contraste avec le sombre scénique. Parmi l’horreur sociale subsiste la beauté de la musique qui oscille entre des passages de paix et de tumulte absolus.
Les chœurs très nombreux donnent la nature sociale de cet opus qui se doit d’être angoissante, provoquant presque l’agoraphobie : leur vivacité extrême de jeu s'accorde avec leur puissance vocale. Figurant la foule aux allures apocalyptiques, ils allient leurs forces, préparées par Jori Klomp, qui tient également un rôle muet de Prêtre, que le public aperçoit au sein de sa cathédrale minimaliste.
Face à la force de la fosse et du plateau, la distribution de solistes (notamment habitués de la maison) s’avère solide. Dans le rôle de Platon Kuz’mich Kovalyov (qui part à la recherche de son nez), Scott Hendricks s’impose avec maîtrise. Le baryton revient avec une certaine rondeur de voix, enrobée et généreuse, tenue avec une prosodie très précise qui apporte beaucoup de clarté dans ce sombre univers.
Dans le rôle du Nez, Nicky Spence revient avec une précision égale. La hauteur de voix du ténor très British s’accorde avec panache à la distribution, le jeu étant à la mesure de la voix, véloce, précis et tenu. Les arrondis de la ligne de chant soulignent avec humour l’absurdité des scènes, partageant le chanteur entre le rôle d’un Pape et d’un politicien à la casquette et cravate rouge.
Dans les multiples rôles d'Ivan Yakovlevich, du rédacteur en chef du journal, d'un médecin et escort, Alexander Roslavets et sa voix de basse s’assure une présence remarquée. Le chanteur d’origine biélorusse est puissant, grave et ferme. Initiateur de l’histoire, le coupeur de nez-chanteur aiguise son instrument vocal comme sa lame de barbier.
Également au service de rôles multiples (Praskov'ya Osipovna / Dame respectable / Mère), la soprano Giselle Allen affirme son caractère vocal bien trempé parmi la distribution avec une voix extrêmement précise, les aigus de laser et éclatants nourrissant une liberté de jeu constante.
Anton Rositskiy fait des apparitions remarquées dans ses multiples rôles dont Yvan, le valet de Kovalyov (transformé en chien-homme tenu en laisse aux côtés du lit de Platon Kuz’mich Kovalyov). La voix du ténor qui débute à La Monnaie apporte une grande finesse qui vient s’opposer à sa tenue scénique, sa technique vocale lui permettant d'aller des graves profonds jusqu’aux aigus plus célestes.
Alexander Kravets est totalement au service des rôles de l’inspecteur de police et de l’eunuque. Le chanteur réussit à monter dans des aigus stridents, dont la variation de voix s’accorde aux rôles dramatico-hilarants, s’attirant l'attention et l'acclamation du public, tant pour le jeu que pour la voix.
Natascha Petrinsky, dans le rôle de la veuve Pelageya Grigo’yevna Podtochina et de la Comtesse réussit à s’imposer avec une voix extrêmement sensuelle, dans une tenue qui l'est davantage. Sa voix grave et puissante s’enrobe, cuivrée, autoritaire et fatale.
Eir Inderhaug qui débute à La Monnaie tient les rôles de la fille de Podtochina, de la soprano (dans la cathédrale) et de la vendeuse de bretzels. Elle déploie ses coloratures d'une ligne claire, limpide et céleste.
Grave et puissant, Lucas Cortoos dessine le rôle d’Ivan Ivanovic, du conducteur de taxi et du trader avec retenue, d'une ligne certaine, assise et sobre.
Kris Belligh, habitué de la scène de La Monnaie est au service des multiples rôles de Budochnik, Laquais de cathédrale et du journal, Père, Coach… Si les multiples casquettes du chanteur l’invitent à de nombreux changements scéniques, la voix de baryton reste constante, assise.
Yves Saelens réussit également à percer parmi la distribution avec un raffinement particulier. Le ténor au service des rôles de Yarizhkin, Piotr Fyodorovich et d’eunuque marque par une prosodie précise et une belle tenue de voix. Les aigus sont tenus avec une souplesse qui apporte noblesse à l’hystérie scénique.
Maxime Melnik, également habitué de la scène de La Monnaie (ancien de la MM Academy) tient sa voix avec une belle facilité, incarnant une figure filiale d’une voix de ténor claire, à la prosodie nourrie et vibrante. Leander Carlier, qui officie de paire avec lui marque sa voix d’une belle profondeur et certaine aisance de jeu.
La Monnaie conclut ainsi sa saison surréaliste sur une production hybride, faite d’absurde et cruelle modernité. Le spectacle est applaudi par un public d'abord partagé (comme en témoignent des commentaires en salle) face à la mise en scène dont la laideur voulue vient s'opposer à la beauté non moins expressive de la partition de Chostakovitch. Les interprètes, eux, sont ovationnés, surtout Alexander Kravets, Scott Hendricks, Kris Belligh et Natascha Petrinsky.