Nabucco de la scène à la salle à Genève
Christiane Jatahy, récipiendaire en 2022 du prestigieux Lion d’Or de la Biennale de Venise pour l’ensemble de son œuvre théâtrale, est connue pour sa transposition des ouvrages qu’elle présente dans le monde contemporain. Très attentive à la situation internationale, aux extrémismes et aux épisodes de migrations forcées qui en découlent, elle fait appel dans son approche scénique et pour sa réalisation aux outils les plus actuels, comme la projection de vidéos pré-enregistrées et le gros plan via des caméras à l’épaule confiées à des spécialistes mais aussi comme ici à des interprètes (Le Grand Prêtre Zaccaria), ou via la transparence des parois.
Un vaste miroir/écran inclinable présent sur scène accueille et réfléchit le public avant le spectacle, l’impliquant ainsi directement au sein du drame qui va se dérouler sous ses yeux. Il en va de même pour l’orchestre et surtout le chef d’orchestre, Antonino Fogliani qui apparaît comme en filigrane tout au long de la représentation.
Christiane Jatahy fait par ailleurs entrer le spectacle en salle notamment au premier acte où une partie du chœur féminin se dresse, lors de leur première intervention chantée, parmi les spectateurs présents. De même, le chœur masculin surgit-il par les différentes portes de la salle lors de l’entrée triomphale de Nabucco.
Les moments visuellement superbes se succèdent ainsi comme cette pluie battante qui se reflète dans les lumières, ces pataugeoires qui accueillent les combats ou cette robe immense revêtue par Abigaïlle et dans laquelle elle semble s’emprisonner elle-même à la manière de ses ambitions démesurées. L’eau occupe une place particulière durant la représentation comme semble-t-il un clin d’œil au baptême. Nabucco trempé rejettera les dieux païens pour le dieu unique des Juifs.
La metteuse en scène s’est entourée d’une équipe artistique qui répond totalement à ses aspirations : Thomas Walgrave -créateur aussi des lumières- et Marcelo Lipiani pour la scénographie, les costumes d'An D'Huys inspirés du quotidien, Batman Zavareze pour toute la partie de coordination audiovisuelle.
Cette mise en scène nécessite une figuration importante, très diversifiée dans les origines et les genres. Christiane Jatahy projette ainsi en gros plans leurs corps et leurs visages dans une forme d’universalité du propos. Dans sa globalité, le spectacle déploie une réelle force dramatique à laquelle il manque toutefois comme un continuum, les deux derniers actes adoptant un caractère plus dépouillé, plus formel et traditionnel surtout.
Toute la fin de l’ouvrage ici présentée surprend. Verdi souhaitait que son opéra Nabucco se termine après le magnifique chœur, Immenso Jehovah. Mais à la demande de la créatrice du rôle d’Abigaïlle et future épouse du compositeur, Giuseppina Strepponi, il dut ajouter un air tout empli d’émotion et de repentance dans lequel l’héroïne se remet entre les bras de Dieu. Christiane Jatahy souhaitait pour sa part que la conclusion s’effectue sur une reprise par le chœur depuis la salle et ses étages du fameux Va, Pensiero. À sa demande, Antonino Fogliani a composé un bref intermezzo symphonique aux résonances et dissonances actuelles afin de relier l’ensemble. Bien entendu, l’impact sur le public présent de cette proposition particulière a été fort et très largement applaudi.
Au plan musical, les plus vifs compliments sont également adressés par l’auditoire, en premier lieu au Chœur du Grand Théâtre de Genève et à son directeur, Alan Woodbridge. La beauté et la qualité intrinsèque du son, la cohérence et la justesse expressive, l’ardeur aussi dont il fait preuve, les pianissimi miraculeux qui concluent leur double interprétation variée du Va, Pensiero comblent d’aise.
À la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, Antonino Fogliani, grand habitué de la scène genevoise, se soucie en premier lieu de restituer la musique de Verdi dans toutes ses composantes, sa splendeur et son exactitude pleine et entière. À aucun moment, il ne cherche à surcharger la ligne ou à accentuer les effets. Il livre une lecture de la partition rigoureuse et articulée, certes profondément dramatique mais aussi soucieuse du détail.
Nicola Alaimo effectue sa prise de rôle en Nabucco. Cette vaste voix de baryton trouve à pleinement s’épanouir ici, avec ce mordant dans le phrasé qui le caractérise et une urgence qui convient à ce personnage ambigu qui passe du tyran envahisseur au père anxieux du sort de sa fille Fenena pour parvenir à cet homme touché par la grâce. Les représentations ultérieures lui permettront assurément de mieux encore approfondir l’écriture vocale de Nabucco notamment durant les phases de folie, premier grand baryton-Verdi du répertoire.
Saioa Hernández affronte le rôle terrifiant d’Abigaïlle avec une projection vocale d’une rare intensité tout en déployant un arsenal technique assuré et un tempérament dramatique qui se livre ici tout entier. Les parties vocales extrêmes du grave à l’aigu et les sauts d’octaves démesurés imposés par le compositeur au personnage apparaissent dominés avec assurance, sinon une totale et irrémédiable facilité. Certaines vocalises pourraient être un peu plus déliées, mais son interprétation de l’air “Anch’io dischiuso un giorno” (Moi aussi, j'ai ouvert un jour mon cœur au bonheur), totalement inspiré de l’héritage belcantiste, apparaît comme un modèle de beau chant modulé, porté par un art évident de la fioriture. L’artiste révèle dans ce rôle les multiples aspects de son profil vocal et ses fort larges possibilités.
La basse Riccardo Zanellato peine constamment dans les parties graves du rôle, peu puissantes et manquant de soutien. Mais le personnage tient toute sa place de Grand-Prêtre du Peuple Juif par sa véhémence et son intransigeance. Son interprétation nuancée et de grande classe par sa tenue de la Prière de l’acte II donne ainsi son plein caractère.
La prestation du ténor italien Davide Giusti impulse beaucoup de caractère et de présence au jeune Ismaël. La voix sonne vaillante, claire et sonore, avec un aigu qui répond avec facilité. La soprano légère Giulia Bolcato donne effectivement corps vocal au bref rôle d’Anna. Les autres rôles sont tenus par des artistes Membres du Jeune Ensemble de l’Opéra. Ena Pongrac incarne ainsi avec conviction et sensibilité le rôle important de Fenena. La voix possède une belle couleur de mezzo-soprano, même si l’aigu paraît un peu tendu notamment à l’acte IV. Omar Mancini installe sa voix de ténor bien timbrée pour marquer le rôle d’Abdallo, tandis que William Meinert s’illustre par la solidité de sa voix de basse en Gran Sacerdote.
Le public suisse manifeste avec force et enthousiasme sa pleine satisfaction devant ce spectacle de qualité et original. 7 autres représentations sont programmées jusqu’au 29 juin prochain, sachant qu’il sera possible de revoir ce Nabucco sur les scènes des coproducteurs, les Théâtres de la Ville de Luxembourg, l’Opéra de Flandre et celui de la Maestranza de Séville ces prochaines saisons.