La Soupe Pop à Montpellier : ce qui est rare est précieux !
C’était un projet intrigant et interrogeant les frontières du théâtre et de l'opéra en tant qu'institution : faire participer un public d’opéra à un spectacle musical immersif ayant pour thème la Soupe Populaire. Sa programmation en période de fêtes avait même fait grincer des dents, des pressions s’exerçant pour faire annuler cette production dérangeante ! Son concept saugrenu est celui de Marie-Eve Signeyrole (qui nous avait expliqué son projet dans son interview à lire ici), metteur en scène en résidence à l'Opéra de Montpellier, qui bénéficiait en tant que tel d’une carte blanche. C’est en allant proposer son aide à la Soupe Populaire que le concept lui est venu. Si le statut de bénévole lui fut refusé, ce travail ne s’improvisant pas, elle ne s’y rendit pas moins fidèlement pour discuter avec les bénéficiaires, ressentant une sorte d’addiction à ces soirées où sa présence paraissait utile et où tout pouvait se passer. Elle y revint donc avec son dramaturge Simon Hatab pour y puiser la matière de son spectacle.
L’entrée dans la salle s’effectue groupée, à l’heure dite. Les sièges de l’orchestre retirés, la salle (imaginée par Fabien Teigné) est composée d’un long podium permettant de rejoindre le fond de scène depuis l’entrée. Tout autour sont dressées de longues tables brunes. Les spectateurs cheminent sur le podium, accueillis par des bénévoles vêtus d’un gilet bleu. Les plus habitués des lieux y reconnaissent l’équipe créatrice, des salariés de l’opéra, des choristes. Après quelques instants d’attente que connaissent les bénéficiaires de la Soupe Populaire, les spectateurs vont s’installer à une table après avoir récupéré une cuillère et une écuelle. Parmi le public se glissent des chanteurs-comédiens invités ou issus du Chœur de l’opéra, très imprégnés de leurs personnages. Le spectacle a commencé, subrepticement.
Adrian des Tiger Lillies, entouré du public de la Soupe Pop (© Marc Ginot)
Le spectateur, qui mange donc la soupe et un morceau de quatre-quarts, observe les rouages de ces soirées, comme une petite souris, comme un habitué. Au cours du repas, les bénéficiaires se racontent, se disputent, se moquent, se soutiennent, s’intimident, se mentent et s’aiment, mélangeant, parfois crûment, la réalité de leurs vies avec leur part de fantasme, voire de schizophrénie. Leurs propos sont accompagnés par la musique mélancolique d’un groupe de pop anglais, les Tiger Lillies, dont les membres sont grimés en clowns tristes brechtiens. Les voix des choristes, répartis entre les différentes tables, semblent monter du public lui-même, renforçant l’effet d’immersion, et par là-même, le processus d’identification. Parmi les personnages présentés, un ancien professeur d’anglais (« je ne suis pas comme eux, moi ! »), un « ministre » millionnaire mais fraudeur, déchu après un contrôle fiscal, un artiste. Le message est clair : le chemin qui mène à la misère n’est pas réservé aux autres. Tous n’étaient pas prédestinés à cet état malheureux. Le spectateur s’identifie aussi aux bénévoles, mais le tableau, réaliste, n’est pas moins sombre : la bonne volonté et les bons sentiments ne suffisent pas nécessairement à bien remplir sa tâche, la reconnaissance n’est pas au rendez-vous, la violence verbale est prégnante. Certains bénévoles semblent plus désemparés encore que les bénéficiaires.
Des bénéficiaires se moquent du "Ministre" dans la Soupe Pop (© Marc Ginot)
L’effet d’immersion, d’abord amusant, se révèle finalement oppressant. La proximité avec les comédiens, qui réagissent parfois violemment à l’action, le voyeurisme que l’on se surprend à se reprocher, la digestion des récits difficiles de certains personnages serrent le cœur. La musique, notamment lorsqu’elle monte de toute part (par exemple quand une bénéficiaire répète « Vous savez ce qu’il m’a dit ? » sans parvenir à en dévoiler la réponse) dans un effet d’accélération couplée d’un crescendo, parle aux tripes. Non, décidément, nous ne sommes pas de simples spectateurs : l’aspect expérientiel de cette proposition artistique est profondément marquant.
Si la plupart des spectateurs se trouvent sur scène, certains sont placés dans les balcons latéraux, vivant probablement une autre expérience, en tant qu’observateurs. Cette configuration libère de nombreux espaces utilisés par la mise en scène : les comédiens, qui vont, viennent et se déplacent sans arrêt tout au long de la soirée, interviennent depuis la salle ou depuis les cintres, utilisant tout l’espace à disposition. Le balcon central est réservé à une unique spectatrice élégamment habillée et baignée de lumière. Elle symbolise probablement Marie-Eve Signeyrole elle-même, « la fouine » qui observe la misère de l’extérieur pour en témoigner. « J’ai peur d’être effacée, que personne ne se souvienne que j’ai existé », dit l’une des convives. C’est là tout l’intérêt de programmer cette production en cette période de fêtes : si Noël représente pour certains les bulles et les cadeaux, ce témoignage rappelle que la période est celle du froid et de la solitude pour d’autres. Le concept, la forme, le thème et la programmation de cette production est d’une rare audace. Or, ce qui est rare est précieux.