Dialogues des Carmélites à Bordeaux : une question de vie et de mort
Souvent, quand le directeur d’un opéra vient se présenter au public avant un spectacle, c’est pour annoncer qu’un soliste est malade. Mais en ce soir de première d’un ouvrage où il est question de vie et de mort, le message est bien plus tragique : Emmanuel Hondré annonce en effet le décès le jour-même de la compositrice Kaija Saariaho, information qui résonnera bien sûr tout au long de la soirée dans l’esprit du public.
Dialogues des Carmélites fait partie de ces ouvrages qui se suffisent à eux-mêmes. La musique est si puissante, la dramaturgie si poignante, qu’il n’est nul besoin de réinventer ou de moderniser l’œuvre (d'autant qu'elle n’est pas assez donnée pour être galvaudée). La mise en scène de Mireille Delunsch est ainsi d’une extrême fidélité au livret, livrant le drame en toute simplicité : tout son travail consiste à le sublimer par la poésie de sa lecture, la modernité onirique de sa scénographie, la sensibilité de sa direction d’acteurs. Quelques éléments de décor caractérisent chaque lieu, focalisant l’attention du spectateur sur l’essentiel et permettant une grande fluidité entre les scènes. La bougie, symbole de l’esprit saint qui guide ces femmes et de leur Innocence, symbole de la vie qui les quitte finalement, symbole de la lumière qui éclaire les âmes des badauds de la scène finale, y est omniprésente. Dans cette scène fatale, l’une des plus belles jamais composées, les Carmélites s’avancent lentement vers l’échafaud caché dans les coulisses, chacune avec sa caractérisation propre, mues par la peur, la compassion pour sa sœur, la confiance en la vie éternelle. Chaque fois que l’une d’elles approche du bourreau, le sang du spectateur se glace en attendant que le coup tombe. Et lorsque le son de la lame retentit, l’une des quinze bougies éclairant la scène s’éteint tandis que l’une des quinze voix qui chantent le Salve regina se tait. Lorsque ce son retentit pour la dernière fois, un lourd silence se fait. Only this sound remains. Et seules brillent les étoiles en fond de scène.
La baguette d’Emmanuel Villaume, à la tête de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine, se montre vive et puissante, élevant la musique en d’impressionnants souffles, mais générant parfois un son trop gras et généreux : tel un funambule, il est constamment à la limite de couvrir les voix des solistes, et chute quelques fois, l’orchestre engloutissant alors les chanteurs. Ses attaques sont très dynamiques. De son côté, le Chœur de l'Opéra National de Bordeaux est d’abord menaçant au lointain, avant de montrer une poignante compassion à la fin.
Le plateau vocal se distingue par la précision dans la diction du français de tous les interprètes, qualité si essentielle à cette œuvre. Anne-Catherine Gillet incarne Blanche de la Force avec beaucoup de finesse, à la fois musicale et dramatique. Sa voix perlée dispose d’un timbre d’une grande pureté. Sa prosodie précise exalte l’expressivité du texte. Sa naturelle candeur joviale correspond parfaitement au personnage auquel elle prête une délicate sensibilité.
Marie-Andrée Bouchard-Lesieur apporte à Mère Marie de l’Incarnation sa voix chaude et voluptueuse sur tout l’ambitus, et la maturité précoce de son incarnation. Thomas Bettinger incarne un fier Chevalier de la Force de son ténor aux pigments chauds et aux aigus vaillants (y compris en voix mixte), parfois légèrement forcés. Son duo avec Blanche à l’acte II fait courir un frisson dans le public. Puis, le Chevalier, frustré de n’avoir pu la convaincre, s’en retourne lutter pour cette sœur à laquelle il voue un évident amour, de loin. En Sœur Constance, Lila Dufy dispose de toute l’innocente gaité requise. Sa voix généreuse, plus épaisse que celle d’Anne-Catherine Gillet (bien qu’elle s’affine dans l’aigu) y apporte un contrepoint adéquat.
Frédéric Caton peint un Marquis de la Force à la dignité résignée mais touchant, d’une voix corsée et concentrée, à la ligne détendue. Metteuse en scène, Mireille Delunsch est aussi interprète de Madame de Croissy. Sa sensibilité et sa théâtralité se retrouvent dans son interprétation, en particulier dans les passages a cappella. Mais comme ses décors, son chant est minimaliste et disparaît souvent derrière l’orchestre, notamment lorsqu’elle sollicite ses graves. Ses aigus résonnent en revanche comme de poignants coups de poignards. Patrizia Ciofi prête à Madame Lidoine une fragilité qui s’exprime vocalement par sa nécessité de passer en voix de poitrine dès le médium, ce qui provoque de constants changements de registre, qu’elle exécute toutefois avec agilité. Sébastien Droy campe un Aumônier sobre et bienveillant de sa voix ténébreuse dans laquelle pointent parfois des rayons lumineux.
Geôlier, Timothée Varon est d’abord un peu discret, mais sa voix gagne en assurance au fil de sa fatale sentence et dévoile de belles résonnances. Etienne de Bénazé et Thierry Cartier sont les deux Commissaires. Le premier, très théâtral dans sa prosodie, dispose d’un ténor de caractère, clair et claironnant. Le second (qui incarne aussi Thierry) dispose d’un grave très riche et d’un vibrato très léger. Igor Mostovoï délivre les terribles paroles de l’Officier par un chant gracieux. Simon Solas apporte sa voix mate et ferme, bien scandée, au Docteur Javelinot. En Sœur Mathilde, Amélie de Broissia expose une voix fine et bien projetée, tandis que Gaëlle Flores prête sa voix mate et projetée à Mère Jeanne.
Après ce spectacle triste et lumineux, le public, abasourdi mais enthousiaste, réserve un ardent accueil à l’ensemble des protagonistes de cette soirée pas comme les autres. Les spectateurs sortent de la salle la mine grave, pensant peut-être qu’immanquablement, c’est avec Poulenc que Kaija sera là-haut.