Lundi Musical romantique à l'Athénée avec Julie Boulianne et Malcolm Martineau
Les artistes montrent en effet dans ce programme combien les compositeurs de la génération post-romantique, de part et d'autre du Rhin (Richard Strauss et Gustav Mahler, Maurice Ravel et Francis Poulenc) ont conservé une passion romantique notamment illustrée par le compositeur au cœur de ce programme : Hector Berlioz, figure tutélaire du romantisme hexagonal et rayonnant au-delà, dont l'influence sur ses héritiers montre aussi combien il était en avance.
Les deux artistes de ce récital font de surcroît le choix fructueux pour le sens et pour les sens de présenter des cycles entiers de ces compositeurs : respectivement Drei Liebeslieder (Trois Chants d'amour), Lieder eines fahrenden Gesellen (Chants d'un compagnon errant), Deux mélodies hébraïques, Quatre Poèmes de Guillaume Apollinaire et Les Nuits d’été.
Cela permet de souligner combien les sentiments romantiques se déploient à travers chaque mélodie ou Lied, et au fil de plusieurs d'entre eux en bouquet, comme au long de générations d'artistes à travers l'Europe. Ce romantisme se déploie en se construisant sur des oxymores : parmi le bonheur de la faune et de la flore qui entoure un être nostalgique, endeuillé. Tel est le moteur de ces cycles, où les différents poètes et compositeurs partagent des images candides (Mahler allant jusqu'à mettre en musique "fleur bleue" "gentil petit oiseau" "Cui-cui" mais dont la ritournelle résonne avec les Tra la tra la la la la Ravéliens poignants). Autant d'appels au voyage dont l'exotique résonne avec d'envoûtantes prières (d)éplorées.
À noter également le soin apporté à la projection des surtitres en cette salle en cette occasion, les textes étant élégamment affichés par strophes entières sur le rideau de scène (de métal d'or bronzé). Surtitres uniquement pour les traductions françaises, tant les mélodies en français n'en ont pas besoin avec la qualité prosodique de la chanteuse. Ces strophes soulignent là encore toute l'empreinte romantique dans le post-romantisme, qui emploie encore et même davantage la forme ancienne consistant à répéter des strophes, ou à proposer des couplets/refrains : un retour à une forme de simplicité, que le pianiste et la chanteuse savent constamment conduire avec cet alliage de clarté et de richesse.
Car cette unité du récital et de l'esthétique romantique, celle de l'oxymore, qui se déploie à travers les pays, les époques, les esthétiques et les morceaux, définit également pleinement la prestation des deux musiciens du soir.
L'oxymore se nourrit de lui-même sans mener vers des excès, la chanteuse offrant juste ce qu'il faut d'amplitude et d'ouverture dans les voyelles, avec des r légèrement roulés, juste ce qu'il faut de crescendo de volume et de matière lyrique dans le cœur des phrasés, juste ce qu'il faut de rondeur antérieure (s'approchant de la gorge) pour capitonner le médium-grave, et juste ce qu'il faut de promptitude et d'intensité pour faire scintiller l'aigu vibré : entre la tombe et le rossignol, toujours avec mesure.
Tout comme les artistes auront lancé le récital à peine entrés sur scène, ils savent faire basculer l'émotion en un instant, passant du sourire aux larmes. Pour ce faire, la chanteuse a une arme fatale, dont elle use beaucoup sans en abuser : un regard qui parcourt la salle, d'un côté puis de l'autre, regardant chaque spectateur et chaque extrémité du théâtre, et au-delà même, regardant droit dans les yeux souvent fermés : vers l'émotion de ces cycles, avant de prendre la parole entre deux morceaux pour vanter avec la musicalité québécoise de son parlé les mérites de l'eau et du jus qu'elle apporte sur scène avec elle pour s'hydrater parfois.
Aussi investie qu'à l'aise dans son programme, elle chante bien entendu sans partition : les yeux fermés, littéralement et symboliquement, jouant chaque personnage que lui offrent ces œuvres, ramenant vers elle les mains et la voix pour incarner une tendre et jeune fille d'une voix toujours aussi éloquente, ou la déployant vers un grand aigu lyrique (notamment pour le deuxième bis, Youkali, après La Rosa y el Sauce - La Rose et le Saule de Guastavino : toujours dans la thématique botanique-sentimentale). Elle se fait aussi poignante, le regard au loin droit devant, comme vers la guillotine qui attend bientôt son personnage à Liège mais à laquelle elle saura échapper (elle nous parle en série Air du Jour). Le geste se joint ainsi à la parole, les mains comme la voix se recueillant pour faire un nid à l'oiseau qu'elle chante, ou se posant comme sur le banc de mousse de Gautier et Berlioz.
L'oxymore est tout autant au piano, entre martèlement et douceur, résonances précises des lignes, accents poignants ou duveteux. Malcolm Martineau impressionne par sa concentration intense, extrême, faisant un cas de chaque cycle, de chaque morceau, de chaque accord, de chaque note qu'il dévisage dans le blanc de la blanche, de la noire, de la croche : écarquillant les yeux pour encore mieux dévisager ces notes et les accompagner vers la chanteuse (il lui tend même les accords finaux, en tendant littéralement la main levée au-dessus du clavier, vers elle).
Nul oxymore toutefois dans l'accueil du public, les forts applaudissements lancent clairement un début d'acclamation.