Hamlet à Bastille, la musique au service du drame
Pour sa nouvelle production à Bastille, Krzysztof Warlikowski revisite Hamlet d’Ambroise Thomas, avec ses habitudes (voire ses rituels) et avec ses coups de génie. Dans un procédé dramaturgique surexploité ces dernières années, il place l’intrigue dans le souvenir du protagoniste principal : Hamlet, dans une institution (un Ehpad ? un asile ?) auprès de sa mère Gertrude, revit les évènements vécus 20 ans plus tôt. Le metteur en scène explore à sa manière la psychologie du personnage : que peut devenir le personnage après la fin de l’opéra dans lequel il ne meurt pas, contrairement à la pièce de Shakespeare ? Quel impact le prénom d’Hamlet (qui est aussi celui de son père) peut avoir sur la construction de sa personnalité et sur son rapport (qu’il voit ambigu) à sa mère ? Le metteur en scène voit dans le Spectre un clown, qui « brouille la frontière entre le réel et l’imaginaire » (selon la note d’intention) par « l’ambigüité de l’excès » et une « inquiétante étrangeté ». La diversité des lectures rend l’ensemble difficile à suivre, mais certaines images ou idées s’imposent, limpides et marquantes.
Que le spectateur apprécie ou non cette mise en scène importe finalement peu : l’essentiel est ici dans l’interprétation, portée par la direction d’acteurs de Krzysztof Warlikowski, mais aussi par l’Orchestre de l’Opéra national de Paris dirigé pour la première fois par Pierre Dumoussaud. Le jeune chef guide la phalange par de grands gestes souples et inspirés, pour un résultat dense tout en nuances et en expressivité.
Lorsqu’il s’est jadis imposé parmi les plus grands barytons de la scène internationale, Ludovic Tézier se voyait régulièrement critiqué pour ses limites théâtrales. Le voici désormais acclamé tant pour son interprétation musicale que scénique. Il sait en effet moduler son jeu comme sa voix, depuis la plus insondable finesse jusqu’aux plus grands excès.
Vu le succès obtenu par Lisette Oropesa quelques jours plus tôt, il n’était pas chose aisée de prendre sa place en Ophélie. C’est pourtant ce qu’accomplit Brenda Rae avec grand mérite pour les trois dernières représentations de la série. Elle construit un personnage insouciant, dont la chute est d’autant plus douloureuse. Son timbre pur est bien projeté, avec dynamisme, et son vibrato est fin et calme, tout comme ses trilles sont délicats.
Le reste de la distribution est à l’avenant. Jean Teitgen (Claudius) dispose d’une voix forgée sur mesure pour la salle de Bastille. Malgré la largeur de son instrument, le timbre reste plein et riche, au grain corsé, son legato étant toujours construit. Eve-Maud Hubeaux dépeint une Gertrude jeune (Warlikowski voit en elle une « mère-putain ») mais sincère, auquel elle prête sa voix de bronze, froide et rougissante, aux résonnances fleuries. Julien Behr (Laërte) force la couverture de sa voix, ce qui limite sa projection mais lui offre un timbre patiné et brillant.
Clive Bayley (Spectre griffu), sans vraiment sembler sortir de la tombe, ni par son costume ni par son timbre, garde une voix ténébreuse et longue en souffle. Frédéric Caton (Horatio) et sa voix noire et tranchante forme un binôme intéressant avec Julien Henric (Marcellus) et son ténor clair et bien établi. Philippe Rouillon (Polonius) chante ses quelques mots d’une voix aux graves sûrs. Les deux fossoyeurs sont tenus par deux membres de la future troupe de l’Opéra de Paris : Alejandro Baliñas Vieites dispose d’un baryton-basse puissant et timbré mais d’un français peu compréhensible (bien que ses phrasés soient travaillés) tandis que Maciej Kwaśnikowski dispose d’un ténor clair et projeté et d'une diction plus précise.
Les Chœurs de l’Opéra national de Paris participent avec conviction à l’action scénique, y compris par leurs mouvements chorégraphiés. Musicalement, ils se font charnus, produisant un son bien compact.
Si les personnages d’opéra sont connus pour mourir en d’interminables airs, Claudius parvient même ici à chanter la gorge tranchée (par Hamlet), ce qui fait rire le public, qui n'en réserve pas moins un accueil triomphant à l'ensemble des protagonistes (l'équipe de mise en scène n'étant pas présente), certains spectateurs applaudissant debout Ludovic Tézier et Pierre Dumoussaud.