Orphée et Eurydice réinventé à l’Athénée
Dans cette réinvention qu’a élaborée le chef d’orchestre et compositeur Othman Louati, l’œuvre de Gluck est transposée dans une orchestration réduite à l’essentiel. Le chœur est très amoindri : quatre voix (Olivier Gourdy, Ratia Tsanta, Mathilde Rossignol et Amélie Raison, cette dernière jouant également le rôle de l’Amour), et les instruments se voient eux-aussi épurés (huit musiciens de l'Ensemble Miroirs Étendus dirigés par Fiona Monbet). De plus, les instruments « classiques » sont complétés par des ambiances construites par un synthétiseur et une guitare électrique. La plupart des chanteurs sont équipés de micro, afin de pouvoir être intégrés dans cette bande sonore.
Le parti-pris musical est celui d’un jeu assumé sur les contrastes plutôt qu’une tentative de synthèse entre la musique de Gluck et les éléments plus contemporains. Ces derniers se font plus appuyés lors des moments figurant la descente aux enfers d’Orphée en quête de son amoureuse perdue. C’est à ces instants que retentit la guitare électrique, dont la distorsion est poussée jusqu’à l’extrême, jusqu’à obtenir un mur de son dense et pesant (comme tout droit sorti d’un album de doom metal), ou que le synthétiseur crée des pulsations entêtantes évoquant des ambiances de film d’horreur. Comme si le voyage du monde des vivants à celui des morts était figuré par le passage d’une forme de musique à une autre, Orphée s’en retrouve d’autant plus désorienté. Au vu des réactions du public, il semble que ce choix ne laisse pas indifférent : certains spectateurs sont captivés, d’autres un peu désarçonnés.
La mise en scène de Thomas Bouvet vient renforcer l’aspect intimiste créé par cette relecture musicale. Orphée se retrouve très souvent seul sur un plateau nu, le rideau venant fréquemment occulter la partie occupée par le décor (un jardin de fleurs, espace onirique et éphémère). Le seul autre personnage que les rôles-titres, Amour, se voit elle-aussi cachée par le rideau (ou intégrée au chœur), et figurée par une projection spectrale, une silhouette étirée de femme en robe de soirée au visage caché par une longue chevelure blonde, comme si Hitchcock avait relooké la créature de Ringu, ce classique de l’épouvante japonaise. Orphée est face à lui-même, sauf lorsqu’il essaye de ne pas faire face à Eurydice.
Cet Orphée si longtemps esseulé est incarné par Floriane Hasler, la production ayant fait le choix de confier ce rôle créé par un castrat à une mezzo soprano, se plaçant dans la lignée de l’arrangement de Berlioz. L’interprète demeure investie et habitée tout au long du spectacle. Elle possède une voix puissante, un timbre rond et chaleureux avec un vibrato bien dosé, et garde une grande précision dans les vocalises, notamment celles du célébrissime « J’ai perdu mon Eurydice ». Il se tisse de surcroit une alchimie vocale entre elle et la soprano incarnant Eurydice, Mariamielle Lamagat. La voix de cette dernière est lumineuse, souple et habitée par les émotions qu’elle défend, traduisant bien l’incompréhension et la révolte d’Eurydice qui voit son amant lui tourner le dos. Malgré le fait qu’elles soient de tessitures différentes, une certaine proximité entre leurs voix renforce leur alchimie et vient distinguer ces deux rôles des « terriens » de celui de l’Amour. En effet, la présence vocale d’Amélie Raison correspond bien à son personnage de deus ex machina mystérieux, avec des aigus étincelants, un timbre aérien et diaphane qui se fait reconnaître même si l’interprète est dissimulée par le rideau. La voix est également capable de se fondre dans le chœur, dont les ensembles témoignent d’une grande précision et musicalité, avec une articulation limpide.
Le spectacle reçoit des applaudissements chaleureux, toutes les interprètes obtenant leur lot d’ovation. D’autres représentations auront lieu la semaine prochaine, avec aussi une interprète différente pour le rôle d’Orphée, qui sera incarné en alternance par la mezzo Claire Péron.