Profond Peter Grimes à Garnier
Le mois de janvier prend fin et l’Opéra de Paris présente seulement sa deuxième nouvelle production de la saison (après Salomé en octobre), pour ne presque plus s’arrêter de présenter des spectacles inédits d’ici à sa fermeture estivale. Et quitte à faire du neuf, l’institution parisienne le fait avec une équipe encore jamais présentée à son public puisque la metteure en scène Deborah Warner et le chef Alexander Soddy y font leurs débuts, tout comme le rôle-titre de ce Peter Grimes, Allan Clayton.
Deborah Warner propose une vision de l’œuvre actualisée mais sans extravagance, gardant les trois ressorts de la dynamique de l’œuvre : une communauté isolée, un travail pénible et la pauvreté qui aiguise les rancœurs. Le rideau s’ouvre sur Peter Grimes endormi, subissant le jugement du village. Il a alors une vision d’un personnage, habillé comme lui, semblant couler d’un bateau : son destin est écrit et plus il se débat pour y échapper, plus il s’y empêtre, comme il s’emmêle pendant son sommeil dans son filet de pêche (filet dans lequel il enroulera d’ailleurs le corps du petit John, dont le destin est aussi écrit dès le début). Semblant prendre le parti de Peter Grimes, la metteure en scène le montre moins ambivalent que le livret ne le permet. La galerie de personnages qui l’entoure est fouillée en profondeur, la direction d’acteurs leur apportant une certaine épaisseur, à l’image du Capitaine Balstrode dont le dynamisme enjoué tranche avec les visions plus renfermées généralement dépeintes.
Allan Clayton apporte sa sensibilité au rôle-titre : il est à la fois déchiré et déchirant dans son long monologue a capella final, tout comme il est délicat dans son air de l’acte I et bourru dans ses interactions avec Ellen. Sa voix ancrée est claire et puissante, d’un cuivre froid, à la fois brillant et coloré, depuis des aigus pleins jusqu’à des graves râpeux. Il sculpte ses phrasés d’une scansion articulée et creuse un vibrato fin dans ses lignes élancées.
Maria Bengtsson apporte son bagage au personnage d’Ellen Orford : un petit sac à dos dont elle ne se départ pas, mais aussi sa technique grâce à laquelle elle forge un timbre brillant sur des phrasés vigoureux et un vibrato paisible (la fumée de cette forge semble hélas parfois étouffer sa voix qui manque alors d’ampleur, notamment dans le médium). Elle construit un personnage complexe et émouvant, à la fois candide à la bonté discrète, mais montrant aussi un caractère affirmé.
Simon Keenlyside tient le rôle du Captain Balstrode avec dynamisme, produisant une vraie performance théâtrale (même s’il délivre son effroyable conseil final à Grimes d’un air bien détaché), s’appuyant sur la vivacité de son phrasé. Son timbre mat est renfrogné dans le grave et impétueux dans l’aigu. Grand serviteur de Britten, Jacques Imbrailo incarne ici un Ned Keene espiègle d’une voix de baryton claire et lumineuse aux aigus très maîtrisés, offrant un parfait contraste vocal avec le Capitaine.
Catherine Wyn-Rogers campe une Tantine distante, au timbre chaud et à la voix ferme, mais dont le phrasé laisse certaines syllabes se noyer. Le duo des nièces se montre très homogènes (et aurait gagné à avoir plus de contrastes) : Anna-Sophie Neher et Ilanah Lobel-Torres disposent toutes deux de voix épaisses et fruitées, la première avec une voix intense et agile, vibrionnante, la seconde avec une assise plus centrale, un timbre ambré et un fin vibrato. Rosie Aldridge s’amuse à croquer le personnage de Mrs. Sedley d’une voix mature, très audible.
John Graham-Hall incarne un Bob Boles aux valeurs religieuses aussi changeantes que la météo de cette côte anglaise. Sa voix claironne pourtant ses imprécations, appuyant sa contenance sur un large vibrato. En Swallow, Clive Bayley se montre d’abord autoritaire, de sa voix bien émise, limpide dans l’aigu et voluptueuse dans le grave, au vibrato rond. En bon avocat, il dispose d’une élocution précise et rythmée. James Gilchrist dispose d’une voix perchée et claire en Révérant Horace Adams très cérémonieux. Le rôle d’Hobson est court mais mélodiquement essentiel : Stephen Richardson en tire le meilleur de sa voix large et profonde, et de son chant chaloupé.
Alexander Soddy dirige l’Orchestre de l’Opéra de Paris avec le sourire, par de petits gestes piqués. Très au point, la phalange se fait liquide, inquiétante, tonitruante ou pimpante puis tragique, au fur et à mesure que l’intrigue évolue, dans une marée de tension montante et haletante. Seule la chanson à boire aurait gagné à être plus vive afin d’en augmenter l’éclat. Les Chœurs de l’Opéra de Paris se montrent très en place, portant la misère du bourg et l’épuisement des pêcheurs dans de longs phrasés, mais aussi ses commérages par ses contrepoints rythmés ou encore sa colère dans des tutti saisissants.
Alors que le chef a baissé sa baguette et qu’il vient se présenter au public, seul sur la scène, Allan Clayton récolte une tempête d’applaudissements et de cris enthousiastes. De même, l’équipe de mise en scène semble faire l’unanimité dans le public, ce qui n’était plus arrivé à l’Opéra de Paris depuis un moment. Cette chaleur bénéficie à tous les artistes impliqués, depuis le chœur jusqu’à l’orchestre, en passant par l’ensemble des solistes.