Anna Netrebko triomphe dans La Force du destin à Bastille
La production ayant décidé de ne pas commencer par l'ouverture mais par la première scène (l'ouverture est jouée ensuite), le public qui a dû attendre cette seconde représentation pour voir Anna Netrebko (la diva russe ayant annulé la première) n'a ce soir pas une minute à attendre pour la voir, et seulement deux phrases avant de l'entendre (et pas beaucoup plus avant de l'applaudir). Sa prestation composera une grande montée expressive et vers les aigus à travers toute la soirée, partant de ses médiums-graves creusés avec intense profondeur et montant jusqu'au grand sommet qu'est le fameux air "Pace, Pace". Cette Donna Leonora y déploie la déclinaison des cimes, du filato au spinto, sur la longueur de ses phrasés, avec certains gestes empressés et démesurés mais à la démesure de cet opéra qui enchaîne les rebondissements rocambolesques. À la fin de ce grand air, elle se voit doublement recouverte : par la toile déchue qui représente la grotte où elle est exilée et par les acclamations du public.
Entre ces deux moments et dans un autre sommet de la soirée, elle aura été recouverte du manteau de Marie imprimé à l'image de cette Sainte et que chante le texte, dans une cérémonie de résurrection couronnée par ses premiers aigus suspendant le souffle du public, au moment où descend du ciel un grand crucifix suspendu sur ce plateau vide.
La mise en scène assume pleinement son épure, se concentrant sur les personnages dans des costumes traditionnels et variés, éclairés de nettes poursuites et plans lumineux : elle se focalise ainsi sur le destin qui réunit les êtres et les époques (le premier décor est en fait une toile peinte réunissant église, maison et musée mais cette toile tombe dès la fin de la scène et elle est évacuée pour ne laisser qu'une table et des chaises puis une seule chaise, puis rien).
Même le décalage temporel qu'opère la production est symbolique (l'action est ici retardée d'un siècle, sans bouleverser l'intrigue bien au contraire : rendant littérale, avec drapeau italien et "Viva Verdi" barrant "Viva La Guerra", la métaphore pour la lutte de l'autonomie italienne qui est un sous-texte dans l'essentiel du catalogue du compositeur).
La grandeur de ce plateau épuré appelle des voix puissantes pour le remplir, et elle trouve triplement du répondant avec Ludovic Tézier, dont la performance en Don Carlo di Vargas suit les exigences diverses et successives de sa partie. Il apporte d'abord la vigueur de son chant et les couleurs dynamiques de son phrasé, notamment précieux pour les passages plus récités et légers. Les arias sont ensuite pleinement épanouies, avec le phrasé naturel d'une ballade, la noblesse de son port (vocal et physique et même en maniant le sabre : au point de rechigner à le ranger dans son fourreau et de s'y reprendre à trois reprises), ainsi que les souplesses de son intense phrasé. Enfin l'Urna fatale déploie, dans des couleurs sombres, l'intensité de son lyrisme à la mesure de sa tenue phrasée. Le public l'acclame également, des spectateurs s'égosillant de bravos comme pour s'approcher de son volume sonore (restant bien loin de l'atteindre bien entendu).
Russell Thomas (Don Alvaro) dresse sa voix épaisse et marquée, vigoureuse notamment vers les aigus mais qui menace toutefois de blanchir, ce qu'il évite en réénergisant le phrasé. Au seuil de l'espoir puis de la mort, la voix se projette dans l'aigu avec l'amour et le désespoir du personnage dans un surcroît de lyrisme très applaudi également, au risque de durcir le médium. Une fois sauvé, la ligne a hélas perdu beaucoup de ses couleurs et vigueurs, avant de retrouver un énième souffle pour le duo-duel et le finale.
Dans cette riche distribution, la présence de Nicola Alaimo en Fra Melitone semble non moins luxueuse. Le baryton italien apporte avec ce personnage le répit comique au drame, déployant une grande rondeur, buffa même, avec toute l'amplitude de son phrasé sonore, de son volume lyrique et de ses tenues vibrées.
Les années de métier ont creusé la voix sombre de Ferruccio Furlanetto (Padre Guardiano), renforçant d'autant le caractère cérémoniel de son personnage. Le médium est ample, le grave moins et l'aigu est tiré mais l'artiste a audiblement repris en soutien en l'espace de trois jours (par rapport à la première, où Anna Netrebko était remplacée par Anna Pirozzi programmée dans la seconde distribution : notre compte-rendu).
James Creswell dans le rôle trop fugace du Marquis de Calatrava conserve, avec sa voix d'albâtre, sa vigueur dans la noblesse et sa noblesse dans l'indignation.
Preziosilla a le riche ambitus d'Elena Maximova, qu'elle déploie avec une épaisseur vocale et un vibrato si large qu'elle en perd les notes. Sa projection reste ensuite mesurée par un léger voile lorsque le rythme rapide lui ôte son vibrato. Julie Pasturaud (Curra) a un caractère vocal marqué au vibrato appuyé mais d'un phrasé un peu tremblant.
Florent Mbia affirme en Alcade une voix vigoureuse et projetée mais, lorsqu'il déploie les phrases, l'ampleur du vibrato limite un peu la projection. Carlo Bosi répond en Maestro Trabuco avec des accents nets, une articulation claire et dynamique, assez vibré mais plafonnant. Enfin, Hyun Sik Zee est précis (cela vaut mieux pour son rôle de Chirurgien militaire).
La direction de Jader Bignamini délaisse la force dramatique de la partition pour privilégier l'élan élégiaque. Cet état de fait qui restera constant toute la soirée durant est perceptible dès les tout premiers moments (qui reviennent en leitmotivs dans cette partition) : les trois notes initiales du destin manquent d'intensité (et même de précision solfégique) aux cuivres, mais les trois petits motifs de quatre notes répétées qui suivent avancent au rythme allant de la battue arrondie. Cet allant se conservera même pour accompagner les solos langoureux si fameux de cette partition qu'ils ont été repris pour Manon (des sources).
Le Chœur préparé par Ching-Lien Wu met du cœur à l'ouvrage, leurs voix riches et généreuses faisant d'autant plus d'effet que ces chanteurs sont alignés face au public à l'avant de la scène. Les hommes concentrent et recueillent ensuite le son en moines, mais se décalent finalement en soldats, demandant au chef de redoubler de vigilance et de largeur dans ses gestes pour recaler le plateau.
Le public fait un triomphe très sonore aux quatre protagonistes qui saluent d'abord ensemble devant le rideau noir, avant d'applaudir chaleureusement l'ensemble des artistes.