Lakmé de l’ère Grinda à l’Opéra de Monte-Carlo
Cette version de concert marque ainsi la conclusion d’un cycle et le commencement d’un nouveau (Cecilia Bartoli succède à Jean-Louis Grinda ce 1er janvier 2023) et elle le marque avec une intensité scénique : les protagonistes se déplacent et interagissent avec gestes et regards au plus près de leur propos chanté (résonnant avec une forme idéalisée de l’Orient au cœur de cette œuvre et dans le for intérieur de chacun). Les chanteuses semblent même s’être subtilement coordonnées afin d’opposer les tonalités de leur robe : du blanc au vert, au rouge ou au bleu, autant de couleurs franches, annoncées par leur rôle, et qui permettent de faire l’économie d’un folklorisme d’étoffe toujours délicat.
La soprano Sabine Devieilhe continue d’installer et d’incarner le personnage de Lakmé dans le temps, toujours avec la même fraîcheur, le même goût du risque qu’à ses débuts (et encore en ce début de saison au Comique). Elle allie la subtilité de la fille du ciel avec la force de son métier. La dimension colorature ne renvoie plus seulement à l’aisance dans le suraigu, mais à la conduite vocale dans son ensemble, servie par un art quasi invisible des mouvements labiaux, tel un « murmure des eaux ». Son air des clochettes fait couler son sable doré, extrayant la pulpe de son instrument, même dans les suraigus filés pianississimo. Ses parties écrites recto-tono, récitant le texte sur une même note, produisent un legato qui n’est pas seulement de mélodie mais également de registre, tant sa voix est homogène (qualité qu’elle partage d’ailleurs avec Lionel Lhote, le père de Lakmé).
La Mallika de la mezzo-soprano Fleur Barron coule comme une source chaude, ombre lumineuse, oasis de chair, voire de muscle, dans un monde éthéré. Elle donne une réplique nécessaire, indispensable, comme gravée dans le marbre, à Sabine Devieilhe, dans le duo des fleurs, si bien nommé : pivoine blanche contre orchidée noire, froissement d’aile contre liqueur mirabelle, « onde frémissante » contre « courant fuyant ».
Le trio des rôles féminins secondaires prend une dimension shakespearienne ou mozartienne : trio de dames, de Parques ou de sorcières, efficacement campées par Erminie Blondel (Ellen), Charlotte Bonnet (Rose), Svetlana Lifar (Mistress Bentson). Ellen, vêtue de rouge, use d’un timbre froufroutant et léger, comme un colibri, tandis que Rose, vêtue de bleu, se fait plus présente, par la rondeur vibratoire de son instrument, depuis un sourire permanent. Le timbre de la gouvernante offre sa surface accueillante et gourmande comme de la pâte à gâteau, avec une pointe de comédie, image nostalgique de la Mère, s’opposant à celle du Prêtre.
Ce dernier, Nilakantha, père de Lakmé, est à sa juste place, en majesté, avec le baryton aux profondeurs de basse de Lionel Lhote, marbre noir recouvert d’une feuille d’or. Il incarne sans mal l’autorité masculine, qui fait le jeu des dieux, des rois et des pères, depuis sa projection motorisée et sa diction de pur métal, capable de brandir ses mots les plus menaçants. Sa voix de fonte, alliage de tous les cuivres de l’orchestre, est dans l’imprécation, servie par un timbre strié, mi-ombre mi-lumière. Son seul souci, l’entretien d’une tradition immuable, se gauchit de tendresse dès lors que l’objet de son chant est sa fille. L’expression se fait caresse appuyée, sans que la diction ne perde une goutte de précision et d’énergie.
Gérald est habité par le ténor Cyrille Dubois, qui apporte au personnage tout son métier de mélodiste, sans que l’opéra ne perde une miette de déploiement acoustique, mise à part une seconde de fatigue finale. Le grand style, distingué, se fait comme naturellement, sans que les « r » soient nécessairement roulés ou les diérèses (articulation entre deux voyelles) appuyées, lors de ses airs à saveur de romance avec parole. Le Delibes de Dubois se pare du « pays des songes » de Duparc, Debussy ou encore Ravel, dans la bouche subtilement informée du chanteur français. En même temps, sa ligne claire, filée comme de la soie sauvage se pose sur l’orchestre (passé de la fosse au plateau en version de concert) comme une barque sur l’océan, et l’amour se cristallise musicalement quand la voix tressaille en duos avec Lakmé.
Le Frédéric du baryton Pierre Doyen est vibrant de présence martiale, et parvient à donner une épaisseur, une complexité, à ce rôle faussement secondaire. Il est le prolongement moral, voix intérieure de la conscience, de son camarade soldat Gérald. La voix est plus labile que celle de Nilakantha, tandis qu’il accompagne et remplit de sa sombre bande passante, les moments d’incertitude et de questionnement du drame.
Matthieu Justine est un Hadji discret, souple et prévenant, qui, de son timbre insistant, arrondit les angles, met sa voix claire au travail : au service de Lakmé. Il sait faire entrer avec grâce ses arabesques ancillaires dans le chalumeau de la clarinette. Un domben diseur de bonne aventure (Lorenzo Caltagirone), un marchand chinois (Thierry Di Meo), un Kouravar (Przemyslaw Baranek) descendent des chœurs pour mettre en pleine lumière et avec assurance les quelques notes de leur rôle. Le quintette-bouffe des Anglais fonctionne en conciliabule énergique et caractérisé, avec la souple symbiose que produit la houlette du chef d’orchestre.
La direction musicale, assurée par Laurent Campellone, rend grâce à la finesse orchestrale du compositeur, ni trop savante, ni trop décorative, afin de porter la matière mélodique opulente de la partition, en restituer l’avancée dynamique haletante, sans trop piéger le chant soliste, proféré dans la continuité de l’avant-scène. Sa gestique, souvent rotative, semble creuser le sol lors des colonnes sonores des tutti, ou au contraire, chercher à rebondir vers les cintres, lorsque des textures légères ouvrent leurs ailes d’albatros. La difficulté est de ne pas peser sur le plateau, ce qui arrive inévitablement, lors des ensembles vocaux, dont la dynamique extrême fait partie de la rhétorique lyrique de l’œuvre. Mais d’impressionnants soli émergent de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, qu’il s’agisse du hautbois, de la clarinette, et surtout du premier violon de Liza Kerob, dont l’ardente expression vient se donner comme le cœur intérieur de Lakmé.
Le Chœur maison, préparé par Stefano Visconti, incarne un personnage collectif, amplification de la loi du brahmane et de la voix de Lakmé. Les pupitres s’entrecroisent sans que jamais l’ensemble ne perde en transparence ni en saveur modale, stéréophonique, et contribuant au dépaysement.
L’émotion est palpable dans la salle comme sur la scène, lors des très longs applaudissements, scandés debout par le public, d’autant qu’apparaît finalement Jean-Louis Grinda, venu saluer en toute discrétion et élégance.