Les Noces de Figaro à Saint-Etienne, cœurs volages à tous les étages
Après un vibrant et remarqué Requiem (notre compte-rendu) pour ouvrir le bal du millésime 2022-2023, Mozart reste à l'affiche au Grand Théâtre Massenet pour le début d'une saison d'opéra qui fera ensuite la part belle au répertoire français (La Veuve joyeuse, Manon, Andromaque, La Nonne sanglante). Pour l'heure, place aux aventures de Figaro, ici mises en scène par Laurent Delvert dont le Don Giovanni présenté ici-même il y a trois ans s'était déjà distingué par sa vision aussi crue que ténébreuse de l'ère moderne. Un monde d'aujourd'hui dans lequel s'inscrivent aussi ces Noces, dont l'action a pour cadre une demeure des plus modernes scindée en deux étages. En bas, un salon encore en chantier où les pots de peinture côtoient des meubles tout juste sortis des cartons, en haut, une chambre, celle de la Comtesse, et une salle de bain avec lavabo, bidet et toilettes (pour faire d'autant plus authentique).
Et puisqu'il s'agit de donner une tonalité sévillane et mauresque à ce loft où il faut se déchausser avant d'entrer, un grand moucharabieh mobile fait office, au gré de son positionnement, tant de pan de mur que de paroi ajourée venant masquer l'un ou l'autre des étages en fonction du déroulé de l’intrigue. Une trouvaille astucieuse, qui permet de faire vivre plusieurs pièces à la fois dans cette fourmilière tout en mouvement où les personnages se meuvent gaiement d'un étage à un autre. L'attention peut certes s'en trouver détournée à l'occasion (comme lorsque la Comtesse erre dans sa chambre telle une âme en peine quand l'action chantée se déroule un étage plus bas), mais le procédé donne surtout lieu à des scènes cocasses, tel cet instant où Cherubin, pour échapper à la colère du Comte maladivement jaloux, trouve refuge sur les toilettes dans la salle de bain. Un instant qui fait rire, à défaut de conférer un esthétisme des plus raffinés à une mise en scène qui cherche avant tout à faire réaliste dans sa description d'une modernité aux teintes générales ici bien sombres. De contemporaine, avec une Comtesse qui pianote sur son ordinateur portable et des personnages habillés par Erika Carretta à la mode d’aujourd’hui (chemise en jean et pantalons chinos de rigueur), l'espace scénique glisse aussi vers le biblique, avec cette référence finale à un jardin d'Eden où les acteurs de cette Folle Journée, soudain vêtus de vêtements bien plus classieux, viennent rendre à l'arbre les fruits défendus pourtant déjà bien entamés. Une manière pour Laurent Delvert, de symboliser le repentir d'une société qui "s'est fourvoyée dans la convoitise et la jalousie". L’approche se trouve joliment servie par les décors fort réalistes de Philippine Ordinaire qui parvient à jouer habilement avec la hauteur permise par cette structure à deux étages dont le sommet accueille finalement deux corps nus, ceux d'Adam et Eve, venus sceller la réconciliation finale et rappeler cette société à bien plus de raison.
De sa Zerlina rayonnante entendue ici-même il y a trois ans, Norma Nahoun a conservé en Suzanna la fraîcheur et la spontanéité, affichant un palier de maturité supplémentaire dans l’émission d’une voix au timbre clair et richement coloré servant pleinement le raffinement du style mozartien. Aussi complice que taquine avec son Figaro, cette camériste-là, grâce aussi à l’énergie de sa gestuelle, ne suscite que sourire et réjouissance.
La Comtesse de Charlotte Despaux, quoique fort distinguée dans sa robe magenta, joue sans doute trop de pudeur et d’effacement face à la douleur de son sort d'épouse malmenée. Ses traits d’affliction et de fragilité sont pour le coup fort bien restitués dans “Porgi Amor” porté davantage par la déploration que par la révolte intérieure, avec un soprano ample et bien rond en émission à défaut d’être toujours des plus sonores.
Remarqué en premier lieu par sa grandeur de taille, le Chérubin d’Eleonore Gagey s'illustre par son incarnation d’un personnage finalement moins candide qu’il n’y paraît, ce qui doit beaucoup à l’emploi d’une voix assurée et richement timbrée qui sert notamment le “Voi che Sapete” nourri par la flamme de l’amour impossible. La Barberine de Paola Leoci offre un autre moment marquant, quoique bien plus furtif, avec un jeu de scène tout en pétillance mais surtout une voix guillerette et joliment vibrée, qui sait se faire touchante dans la cavatine du rôle (“L’ho perduta”). Marie Lenormand propose enfin une Marcellina au mezzo agréable et assuré, et à la vis comica généreuse.
Figaro taquin et enjoué
Dans le rôle-titre assaisonné à la mode d’aujourd’hui, Jean-Gabriel Saint-Martin campe un Figaro à la fois joueur et enjoué, avec un baryton puissant mais toujours contrôlé et assis sur un medium à l'ardente patine. Chanté avec une canette de soda à la main, son “Se vuol ballare”, tissé sur une ligne de chant de belle facture mozartienne, s’apprécie par son côté bien plus folâtre que vindicatif.
Alessio Arduini endosse avec conviction les traits du Comte en incarnation d’un homme volage d’aujourd’hui, mais surtout par sa voix aux agréables contours sonores, projetée avec aisance sur une large amplitude et qui sait se faire attendrissante à l’heure du pardon (qu’il implore). Vincent Le Texier est un Bartolo dont l’esprit de vengeance laisse vite la place à un personnage bien plus burlesque ici servi par un instrument de baryton-basse ardent et vif de timbre. Avec sa voix également franche en émission, l’Antonio de Ronan Nédélec prête à rire lui aussi, même si l'ivresse est ici jouée avec modération. Carl Ghazarossian et Antonio Mandrillo sont de plaisants Basilio et Don Curzio, avec leur ténor fringant et un investissement scénique irréprochable.
Giuseppe Grazioli conduit l’Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire avec le souci perpétuel de l’équilibre entre les pupitres et d’une symbiose avec le plateau vocal. Portée par un tempo globalement dynamique, la quête des couleurs est constante et s’affiche dès la Sinfonia initiale dont l’alacrité sonore donne le ton de la suite des événements. Dans un spectacle où la qualité des ensembles vocaux est à souligner : le Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire préparé par Laurent Touche tire ses cartes du jeu par sa constante homogénéité et par l’allant scénique de ses membres, loin de réduire leurs rôles de paysans à de la figuration. Une fois les cœurs remis sur le chemin du pardon et de l’harmonie retrouvée, de chaleureux applaudissements viennent saluer les acteurs de ce spectacle qui offre une adaptation moderne de cette allégorie d’une société troublée.