À Vienne, Calixto Bieito imagine une dystopie futuriste d’après Mahler
L’Opéra d’État de Vienne rend hommage à Gustav Mahler, directeur de la maison de 1897 à 1907, avec Von der Liebe Tod (De l’amour, la mort) signé par Calixto Bieito et le chef dramaturge maison, Sergio Morabito.
Calixto Bieito, qui a déjà travaillé sur la Passion selon Saint Jean (Théâtre du Châtelet, 2021) et le War Requiem de Britten (Opéra d'Oslo, 2016) ne craint donc pas de mettre en scène des œuvres qui n'ont pas été "faites" pour cela. C'est frappé par la richesse à la fois musicale et dramatique du Chant plaintif que Bieito en est venu à concevoir ce projet, à réunir efforts et courage pour aborder sans excès d'ésotérisme un monde féerique, brutal et corrompu, résonnant avec la mélancholie et le désespoir dans les Chants pour des enfants morts. L’interprétation scénique présente la mort non comme une fin, mais comme un nouveau départ prévisible.
Le déroulement de Von der Liebe Tod retrace en effet un cycle couvrant deux trajectoires de détérioration : la nature qui cède à la technologie, et la vie qui cède à la mort. Les décors de Rebecca Ringst privilégient un arrière-plan épuré et un plafond ouvert pour valoriser l'exploitation de l'espace et les transformations scéniques, mettant en relief la présence monstrueuse de la technologie, symbolisée par une masse énorme de câbles colorés qui descendent du ciel. Le monde féerique, brutal et corrompu de ces partitions est dans le même temps noyé dans la mélancolie et le désespoir qui les réunissent. L’éclairage de Michael Bauer consiste en des couleurs vives, bleu, vert, orange et rose fuchsia pour établir et symboliser les états d’âme, mais dépeignent aussi la vision sombre d’un monde apocalyptique où les êtres cherchent leurs âmes perdues dans l’étreinte des câbles incandescents qui peuplent la scène comme des serpents lumineux. Les solistes et le chœur représentent à la fois les figures d’oracles et les victimes de l’inconnu dans cette dystopie futuriste.
La soprano Vera-Lotte Boecker met la pureté et la transparence de son timbre en valeur. Son chant est d’un éclat joliment couvert produisant une mélodicité chaleureuse et agréable dans tous les registres. Les percées vers les cimes sont puissantes et finement maîtrisées, même dans les élans les plus exigeants, tandis que les descentes montrent un bon contrôle des gradations de textures. Les articulations attestent de la bonne compréhension des œuvres et du contexte particulier de la mise en scène.
La mezzo Monika Bohinec s'affirme dans une performance forte (rendue encore plus remarquable par le fait qu’elle remplace Tanja Ariane Baumgartner, souffrante, en dernière minute). La texture du timbre est tout à fait agréable : à la fois veloutée, arrondie et corsée (ce, couplé avec la puissance et la maîtrise qui maintiennent la régularité dans les mouvements mélodiques). Le registre bas, particulièrement imposant, se caractérise par une obscurité qui articule habilement la méditation et la lamentation, dans une expressivité qui saisit le fatalisme qui sous-tend toute cette mise en scène.
Le ténor Daniel Jenz campe une figure prophétique et tourmentée, mais non dépourvue du sens de l'humour. Cette combinaison tumultueuse au sein de son rôle convient au caractère chaleureux et corsé de son timbre. Les élans dans le registre haut produisent une intéressante unité entre une volonté héroïque et une frustration ardente, qui ne trouve son ressort que dans l’auto-tourment. Il capte très bien ce dernier caractère dans les chutes abruptes, où l’éclat du timbre est tourné vers l’ironie et devient angoissant.
Le baryton Florian Boesch, dont la fine musicalité est bien connue du public viennois, incarne avec une grande justesse la dualité entre le prophétisme et la fatalité. Le timbre obscur de texture granuleuse (qui rappelle celui de Falk Struckmann) transmet un riche éventail de sentiments. L’expressivité s’impose sans aucune exagération dans tous les registres. Le lyrisme puise dans la densité et la texture particulière de la voix, dans les percées et les descentes qui font un usage réfléchi des élans de l’accompagnement musical.
Ces solistes sont soutenus par deux solistes enfants : Johannes Pietsch en soprano et Jonathan Mertl en alto. Les deux montrent déjà une capacité vocale prometteuse et une volonté de raffinement technique, se complémentant sans nullement tomber dans la concurrence. Le premier enchante par la pureté de sa voix et une expressivité affirmée même dans les passages choquants martelés par des cris. Le second, d’un chant mélodieux, agréable et pur, maintient avec réussite la stabilité de sa voix même dans les méandres les plus exigeants des passages lyriques.
Le Chœur sous la direction de Thomas Lang assure son rôle d’épine dorsale de la production avec sureté et énergie. Les solistes du chœur maintiennent leur sens de l’unité, tout en soulignant l’individualité vocale dans les épisodes clés du développement scénique qui confrontent les solistes et le chœur.
Lorenzo Viotti dirige une énorme phalange réunissant l’Orchestre et le Bühnenorchester (l’orchestre scénique) de la maison. La direction musicale frappe dès le début par sa puissance dramatique. La masse sonore est sombre et bouillonnante dans le registre bas, dense et plaintive dans le registre médian, mystérieuse et appréhensive dans les vents du registre haut. Avec la masse sombre des cordes comme toile de fond, la mise en valeur particulière du contact entre les cuivres et les vents établit efficacement l'accumulation des tensions qui précèdent la chute finale… sans oublier de garder une note d’espoir. Celle-ci se manifeste dans la pureté et la transparence équivoques des hautbois et des flûtes, qui transcrivent à la fois la naïveté et le mystère de l’inconnu.
Malgré quelques huées insistantes contre la mise en scène, l’enthousiasme du public pour les solistes et l’accompagnement musical est unanime.