Fidelio au Gstaad Menuhin Festival, une vedette peut en cacher une autre
Est-il né en 1770, la date “officiellement” reconnue par la postérité, ou en 1772, comme l’affirment certaines thèses ? Le débat, pour les puristes, reste ouvert, et il vient aussi s’inviter dans la programmation du Gstaad Menuhin Festival qui se joue habilement de cette (épineuse) question pour repousser les vents contrariants de ces derniers mois. Alors qu’il devait célébrer les 250 ans de la naissance de Beethoven en 2020, édition finalement annulée face à la pandémie de Covid 19, le Festival dirigé par Christoph Müller célèbre donc ce même anniversaire en cette année 2022, relançant par là même le débat sur l’année de naissance exacte de celui dont la mort en 1827 à Vienne est en tout cas attestée. La capitale autrichienne sert d’ailleurs de thématique à ce Festival qui fait la part belle aux compositeurs ayant laissé une trace marquante lors de leur passage sur les bords du Danube : Strauss fils, Lehar, Haydn, et bien évidemment Mozart.
Et puis il y a Beethoven, donc, dont est ici présentée une version de concert de son unique opéra, Fidelio. Une histoire où l’amour d’abord contrarié finit par triompher en grande pompe sur des manières d’hymne à la joie, et dont Jonas Kaufmann est annoncé comme la grande tête d’affiche. A ses côtés, et puisqu’il semblait écrit que rien ne devait être simple jusqu’au bout pour la tenue de cette édition “viennoise”, c’est d’abord Anja Kampe qui est annoncée, puis Simone Schneider, avant que celle-ci, malade, ne soit finalement remplacée par l’irlandaise Sinéad Campbell-Wallace. Et, déjà entendue dans ce même rôle en mai dernier à Bruxelles (notre compte-rendu), la soprano se présente là comme une grande révélation. Voix d’une brillance exquise, rondeur d’émission, graves creusés et aigus rayonnants : tout concourt à parer cette Leonora d’atours d’excellence. Tantôt femme habitée par un amour passionné ici formidablement servi par un chant d’une ardente sonorité, tantôt guerrière prête à affronter la mort pour sauver l’élu de son cœur, ce Fidelio là a tout pour aimanter l’attention, égal d’intensité dramatique et de musicalité dans chacune de ses interventions, dont le “Wo eilst du hin?” empli d’une saisissante affliction et d’une délicieuse musicalité.
La performance en tous points remarquée en somme laisserait presque dans l'ombre Florestan (alors qu'elle sort le personnage de prison), s'il ne s'agissait pas de Jonas Kaufmann, bien présent et même en très bonne forme. Florestan est l’un des nombreux rôles qu’il a tant contribué à magnifier ces quinze dernières années. Le ténor allemand apparait dès son entrée au début de l’acte II comme habité par son personnage. En une mimique, un souffle à peine esquissé, par ses manières si spécifiques d‘attaquer ses phrases pianississimo pour les faire vivre magnifiquement jusqu’à des aigus triomphants, l’artiste capte une attention d’autant plus fascinée à l’écoute du “Gott! Welch dunkel hier” qui semble être l’authentique expiration d’un homme au bord de la tombe. Mais de dernier souffle, il n’est finalement point question pour un artiste ici éclatant de vitalité, et qui trouve en sa Léonora du soir une complice dans les duos interprétés avec une égale ardeur vocale.
Andreas Bauer Kanabas est un solide et imposant Rocco, geôlier à qui la basse allemande prête sa voix caverneuse à la noble et sonore émission, lustrée par une diction particulièrement soignée. Le rôle est chanté avec toute la malice propre à vanter les mérites d’une richesse bien plus matérielle que sentimentale. En Don Pizarro, le toujours charismatique Falk Struckmann fait briller son instrument aussi large d’étendue que charnu dans le timbre, en parvenant avec une sonorité saisissante à restituer les élans de froide colère qui traversent le personnage. Christina Landshamer porte elle une vaillante Marzelline, oscillant notamment à l’acte I entre candeur et accablement, restitués par sa voix fort agréablement timbrée et émise sur le fil d’un soyeux vibrato. Bien plus furtivement, en Fernando et en Jaquino, Matthias Winckhler et Patrick Grahl donnent à entendre des voix de belle facture, le premier avec un outil de baryton-basse aux chaudes et distinguées résonances, le second avec un ténor assuré et agréablement timbré.
Dans cette version où les airs et ensembles instrumentaux sont entrecoupés d’un récit et non des dialogues parlés attendus dans ce Singspiel, le narrateur Peter Simonischek incarne Rocco au crépuscule de sa vie, qui se remémore cette histoire d’amour entre Florestan et Leonora l’ayant marqué pour toujours. De ce texte hautement poétique et mélancolique, l’acteur allemand (connu pour avoir joué dans plusieurs séries télévisées outre-Rhin) magnifie chaque mot, lustre chaque syllabe, par son élocution d’orfèvre donnant au texte signé de l’auteur Walter Jens son juste relief au gré des émotions et sentiments ici dépeints.
Enfin, sous la baguette prestigieuse et ultradynamique du charismatique maestro Jaap van Zweden (venu à nouveau diriger la Conducting Academy du Festival), le Gstaad Festival Orchestra se montre globalement irréprochable, avec les justes montées en tension sonore à mesure que les affaires de Florestan viennent à se corser. Mais la libération finale est tout aussi jubilatoire, avec des cordes d’une puissance dramatique du meilleur effet, et des cuivres bien plus rutilants et assurés qu’au début de l’acte I. Le Chœur philarmonique tchèque de Brno (préparé par Petr Fiala), d’une présence homogène, participe largement à ce final où l’amour triomphe au même titre que les solistes du soir, Jonas Kaufmann bien sûr, mais aussi (voire surtout) Sinéad Campbell-Wallace dont Gstaad, c’est certain, attend déjà le retour avec empressement.