Surprenant et triomphal Elisir d’amore fifties au Teatro Colón
Le livret de L’Elisir d’amore de Donizetti (inspiré de celui de Scribe pour Le Philtre d’Auber) est signé de son complice Felice Romani qui situe l’intrigue de l’œuvre dans un village basque de la fin du XVIIIe siècle. C’est un choix audacieux et ambitieux que fait le metteur en scène Emilio Sagi en transposant ce cadre dans l’ambiance rock & roll d’un quartier urbain de l’Amérique des années 50.
Contraintes spatiales et chronologiques
Costumes chamarrés, coiffures et accessoires typiquement rétros, bicyclettes old style, et même une automobile décapotable d’époque pour l’apparition du charlatan Dulcamara : les éléments visuels présents sur scène renvoient à l’univers de James Dean et de West Side Story. Ce microcosme fifties est d’entrée planté par une scène de mime d’environ 5 minutes (qui précède l’ouverture de l’œuvre) où le public assiste à un match de basket, à grands renforts de pom-pom girls (dont Nadine Sierra dans le rôle d’Adina), le terrain de jeu se trouvant au cœur du quartier où se croisent les velléités amoureuses perturbées des protagonistes. L’effet de réel n’est pourtant pas vraiment le but d’Emilio Sagi qui a beaucoup d’idées mais est confronté à la limitation de la surface et de la hauteur de la scène, pourtant énorme, pour animer le lieu : immeubles et paniers de basket ne sont ainsi pas à hauteur, ce qui n’entrave en rien la crédibilité de l’action théâtrale. De la même façon, la splendide décapotable couleur champagne (à l’image du costume du personnage de Dulcamara alors qu’Ambrogio Maestri, qui l’interprète, annonce en aparté que son élixir est bien en réalité du champagne, mot qu’il prononce à l’anglaise) produit certes son effet en parcourant latéralement la scène au ralenti mais comment celle-ci peut-elle traverser un terrain de basket ? Dans cette quête esthétique des années 50 qui relève davantage du symbolique, et en dépit des lourdes contraintes spatiales de cette unité de lieu moderne, le metteur en scène parvient globalement à imposer son univers. Il est toutefois plus regrettable que la chaise en plastique roulante sur laquelle le même Dulcamara parcourt la scène à l’acte II ne soit pas du tout dans les codes esthétiques de l’époque.
Elixir musical
Evelino Pidò (entendu au Colón à l’occasion d’un Requiem de Mozart latino) est ici dans son répertoire de prédilection pour la direction de l’Orchestre permanent du Colón. Chef très attentionné et à la gestuelle ample et narrative, il inspire en fosse une fable musicale particulièrement colorée et enjouée, qui joue des contrastes de tonalité et des registres avec beaucoup de finesse et de précision. Evelino Pidò coordonne chanteurs solistes et chœur en traçant des lignes claires et dans une symbiose brillante avec les musiciens de l’orchestre. Le Chœur permanent du Colón, dirigé par Miguel Martínez, révèle sa puissance et son unité vocales. Son épaisseur dramatique, par la plasticité théâtrale de ses membres, participe pleinement du succès de l’entreprise.
Le plateau vocal est lui aussi sur un terrain de jeu familier et tire parti de sa connaissance de ce répertoire. Très attendu (après un récital en demi-teinte dans les jours qui ont précédé), le ténor mexicain Javier Camarena trouve ici sa revanche avec le rôle de Nemorino : la chaleur, le lustre et la brillance de son timbre charnel lui assurent un succès retentissant qui récompensent des envolées lyriques maîtrisées et soignées du point de vue du souffle et de l’émission. L’articulation est ample et puissante. Un message émanant du portable d’un spectateur retentit au moment où le ténor est quasiment a cappella ce qui ruine l’écoute d’un passage de sa romance « Una furtiva lagrima » de l’acte II, pourtant longuement ovationnée puis bissée (fait rarissime au Colón). Sa prestation sous l’angle du jeu théâtral est convaincante, même si le ténor est plus à l’aise pour faire de la bicyclette que pour marquer des paniers de basket.
La voix de Javier Camarena se marie de façon fort heureuse avec celle de Nadine Sierra (Adina), comme lors de leur duo du premier acte (« Domani mi amerà »). La soprano possède une voix d’un joli coloris chatoyant, à l’image de la robe rouge qu’elle porte. La colorature est dentelée et délicatement ornée. Les vocalises, d’une aisance peu commune, sont facilitées par une émission saine, lisse et d’une fraîcheur agréable. L’élégance de Nadine Sierra se repère autant dans sa voix que dans ses gestes : son occupation de l’espace scénique et vocal est totale, laissant l’empreinte de son charisme charmer Nemorino et les spectateurs qui l’acclament.
Le baryton italien Ambrogio Maestri, lui aussi très apprécié, chante le rôle du docteur Dulcamara d’une voix haute et forte à l’aide d’un timbre gras et voluptueux et de projections puissantes qui jouent sur un ambitus large. La portée comique de son personnage est rendue à l’unisson d’une voix et d’un corps portés de façon naturelle vers l’expression satirique du charlatan-saltimbanque.
Le militaire Belcore, rival de Nemorino, est incarné par le baryton mexicain Alfredo Daza qui signe une interprétation remarquée et chaleureusement applaudie : le timbre est soyeux et plein, riche en nuances et en profondeur. Les projections sont savoureuses, l’une d’elles, lors de son retour à l’acte I (scène 9) imite la ligne mélodique du refrain du tube planétaire « Da Doo Ron Ron » (1963) en replaçant avec fantaisie, malice et discrétion ce clin d’œil vocal dans le contexte choisi par le metteur en scène. La précision et la justesse du geste dynamisent la prestation théâtrale d’un artiste complet.
Enfin, en Giannetta, la mezzo argentine Florencia Machado (applaudie sur la même scène dans La Finta Giardiniera et Theodora) possède une voix claire, haute, forte et uniforme. Elle ferme avec brio cette distribution sur mesure, plébiscitée par un public qui, en sens inverse, n’a lui-même pas brillé face aux artistes : applaudissements inappropriés, toux intempestives, bruissements de papiers de bonbons, alertes sonores de notifications téléphoniques, les codes de bonne conduite des spectateurs ne sont clairement plus ceux des années 50.