Sur les chemins inversés de Verbier : Ian Bostridge et Brad Mehldau en duo
C’est l’histoire d’une amitié musicale. Ian Bostridge et Brad Mehldau, le premier s’illustrant sur les scènes lyriques les plus réputées tandis que le second est un habitué des plus prestigieux festivals de jazz, collaborent en cheminant l’un vers l’autre, chacun ayant le mérite, assez rare chez de telles têtes d’affiche, de sortir de sa zone de confort pour trouver avec l’autre une voie commune. Les chemins sinueux et escarpés de Verbier les voient se réunir à nouveau pour l’interprétation d’un programme audacieux mais déconcertant et incommode à plus d’un titre.
Programme inversé
Pour des raisons inconnues, le programme est annoncé comme devant être interprété à l’inverse de ce qui était prévu. Et c’est une contrainte supplémentaire que les deux stars ont à gérer qui ne favorise guère chez le public son entrée en matière d’éclectisme. Celle-ci aurait été facilitée par l’approche des Dichterliebe de Schumann, (les « Amours du poète »), cycle de seize lieder composés en 1840 sur des textes de Heine normalement prévus en ouverture du programme, auquel le public de Verbier est sans doute plus familier. Mais ce sont bien les compositions de Brad Mehldau qui forment au final la première partie du concert. Pièce exigeante, parfois atonale, The Folly of Desire est une suite de mélodies qui requiert des qualités d’écoute peu en phase avec le lieu choisi et les circonstances d’exécution. Si l’église de Verbier, de facture moderne, ne souffre pas d’une réverbération excessive (au contraire même), la voix de Ian Bostridge ne paraît pas être placée pour autant sous les meilleurs auspices acoustiques : la palette sonore de son organe vocal semble écrasée et sèche, les subtilités harmoniques, amoindries, affadies et sans relief, bien malgré les bonnes intentions du ténor, ne paraissent pas pouvoir s’épanouir dans cette salle, exiguë et basse de plafond. La configuration de l’endroit rend aussi, du côté du public cette fois-ci, très difficile et éprouvante la compréhension de textes poétiques en allemand et en anglais puisqu’aucun surtitrage n’est prévu. Les poèmes de Blake, Shakespeare, Brecht, Goethe, Yeats, entre autres, qui forment les paroles de The Folly of Desire, perdent d’eux-mêmes de leur force suggestive et sont réduits à un matériau sonore qui ne fait pas ou ne fait plus corps. Les poèmes de Heine en deuxième partie (même emmenés par la musique de Schumann), subissent le même sort. La chaleur accablante (aucune système d’aération ou de ventilation n’a été prévu) induit un comportement inverse à celui recherché chez le public, où l’ouverture d’esprit nécessaire au bon déroulement du concert ne suffit plus : les spectateurs sont nombreux à quitter la salle à l’entracte ou avant les bis et le succès du concert reste somme toute assez confidentiel, faute d’une organisation mieux pensée, surtout en période de canicule.

Cheminement lyrique
Le lyrisme du jeu de Brad Mehldau n’est pas une caractéristique surfaite et c’est sur cette base esthétique que l’accord et même la complicité se fait avec la voix de Ian Bostridge. Si Brad Mehldau possède un jeu souple (et même parfois trop souple sur Schumann) et agile, d’une précision sans faille concernant les nuances de volume, son accompagnement confine au compagnonnage tant la finesse de son écoute et la solidité de son interaction avec son acolyte chanteur prouvent cette entente artistique et la viabilité de ce type de rencontre musicale hors norme. La complicité entre les deux hommes saute aux yeux et ne souffre d’aucune approximation, et c’est ce qui maintient l’unité d’un concert qui brasse des esthétiques et des techniques d’exécution (tant au niveau du chant que concernant le jeu au piano) très diverses.
Caractérisée par un timbre clair et satiné, la voix de Ian Bostridge, so british dans son essence, est puissante et tendue, projetée avec force, parfois à la limite du cri. L’articulation, ample mais grimaçante, et une bouche désarticulée sont peut-être autant de signes d’inconfort vocal lié à la configuration de la salle. L’ambitus de la voix est particulièrement large (le registre des graves, très sollicité, lui donne des accents barytonnants qui ne mettent aucunement le ténor en difficulté) mais les médiums dans l’émission manquent globalement, pour des raisons d’environnement acoustique, de chaleur, de rondeurs et de couleurs. Les qualités vocales de Ian Bostridge s’expriment dans la versatilité des styles et des registres, la propreté et la caractère lisse et soyeux des vocalises lyriques (à maintes reprises sur les Dichterliebe) laissant place sans rechigner au swing du crooner, en bis, sur des standards de jazz comme Night and Day ou encore These Foolish Things. D’un style à l’autre, Ian Bostridge se détend et se défend, prenant plaisir à s’exercer à des formes musicales qui mènent ce qu’il reste d’un vaillant public resté jusqu’au bout du spectacle, de ballades en balade, aux sentiers d’un Verbier qui s’endort dans le silence étoilé des paisibles nuits alpestres.