Don Giovanni au Verbier Festival, le séducteur prend de la hauteur
Un an après une Bohème qui avait offert de découvrir une
talentueuse nouvelle génération de chanteurs (notre compte-rendu),
et alors qu’un Bal Masqué et Hänsel et Gretel sont également programmés pour cette édition 2022, le
Verbier Festival propose pour son week-end d’ouverture un Don Giovanni propre à faire monter une température
qui atteint pourtant déjà des sommets au pied des alpes suisses.
Alors que le festival retrouve cet été son rythme de croisière
d’avant-covid, l’édition 2021 ayant été placée sous le sceau
des contraintes sanitaires (et celle de 2020 ayant été annulée),
la salle des Combins accueille un public venu en grand nombre
assister à une soirée d'opéra qui, bien qu’en version de
concert, fait l’objet d’une mise en espace loin d’être
accessoire. Celle-ci s’appuie sur des images vidéos conçues par
Aline Foriel-Destezet (qui est également l’une des grandes mécènes
du festival), qui font figurer en fond de scène divers éléments
d’architecture, qu’il s'agisse d’immeubles imposants, de rues
désertes ou encore de fenêtres peintes d’un rouge sang, comme
pour mieux annoncer la couleur du sombre destin qui attend le héros
du soir.
Voués à ancrer l’action dans quelque ville d’aujourd’hui où le béton est roi, comme pour rendre moderne cette fable du séducteur invétéré, ces décors animés sont incessamment marqués par l’ombre et la fumée, préparant le terrain au retour d’un Commandeur dont la funeste aura ne délaisse jamais totalement l’intrigue. Les mouvements des personnages, qui participent aussi de cette mise en espace, sont réglés par une mécanique bien huilée de déplacements incessants entre cour et jardin, chacun entrant en scène au gré de ses interventions, les uns en marchant, d’autres en courant aventureusement d’un bout à l’autre de l’avant-scène. Les contacts physiques semblent en revanche longtemps évités (précautions sanitaires ?), Don Giovanni donnant à distance le coup fatal au père de Donna Anna, même si peu à peu les rapprochements s’établissent, les couples pouvant finalement se donner des étreintes bien réelles et emplies de toute la tendresse de circonstance.
Le rôle-titre est confié à l’incontournable Peter Mattei, qui se glisse encore une fois à la perfection dans ce rôle de séducteur sans morale, ici vêtu d’un costume noir donnant un indéniable style à ce charmeur tout en évoquant la sombreur de son âme. Vocalement, ce Don Giovanni a tout pour satisfaire, du charisme donc, une manière totale d’habiter le rôle dans toute sa perniciosité, mais aussi une voix mature et pareillement sonore sur toute la tessiture, projetée avec une énergie et un mordant d’une intensité pleine d’endurance. Le “Finch’han dal vino”, chanté avec une énergie de haut voltage, décrit idéalement cette avidité d’ivresse et de menus plaisirs qui est ici l’apanage de ce Don Juan dont le pouvoir de séduction opère pleinement sur l’auditoire.
Dans son jogging et son sweat ample, un style qui laisse interrogatif et qui fait surtout penser à un livreur de street-food (avec la liste des conquêtes de son maître pour seul menu), ce Leporello voulu “moderne” est campé par un Mikhail Petrenko qui prend un plaisir évident à jouer la soumission, la lassitude et l’effroi. Autant de postures que la basse russe restitue avec un naturel déroutant, par l’emploi d’une voix ample et creusée, qui sait se faire sonore et charmeuse autant qu’affligée lorsque ce serviteur trop asservi joue d’impuissance face à l’impertinence de son maitre. Le jeu de scène est lui d’un dynamisme et d’une spontanéité qui valent à ce Leporello, qu’il se roule par terre de peur ou qu’il surjoue la séduction dans les habits de son maître, de bien souvent faire rire.
En Donna Anna, Olga Peretyatko (venue ici en récital l’été dernier) irradie dès son entrée en scène, et pas seulement par l’effet de sa robe scintillante : la voix est d’une puissance formidable et d’une pureté exquise, le timbre d’une suave rondeur, et la ligne de chant est soutenue par une une force expressive qui ne perd jamais en constance. L’attraction est scénique, aussi, avec cette manière si poignante de chanter les mains repliées sur la poitrine, le regard tourné vers le ciel, comme dans ce captivant “Non mi dir”. Magdalena Kozena est une Donna Elvira fort investie dans son rôle de femme dupée mais néanmoins amoureuse, avec des airs d’apitoiement rendus d’autant plus authentiques par des traits de visage très expressifs, mais aussi par l’éloquence dramatique d’un mezzo charnu et d’un indéniable raffinement. La voix se fait parfois moins sonore dans les parties les plus graves, mais elle reste d’une puissance de très bon aloi lorsque l’amante se révolte, comme dans un "Ah, fuggi il traditor" qui fait souffler un vrai vent de colère. Charmante et charmeuse, la Zerlina de Anna El-Khashem, pour ses débuts à Verbier, se distingue par la fraîcheur de son jeu, et par son timbre clair et lustré par des couleurs chatoyantes qui servent parfaitement cette incarnation de la jeunesse à laquelle Don Giovanni ne peut évidemment résister.
Bogdan Volkov prête à Don Ottavio sa voix de ténor pleine et distinguée, qui sait habilement varier les nuances au gré des émotions qu’il s’agit de dépeindre. Le “Il mio tesoro”, oscillant entre le mezza voce de la tendresse amoureuse, et le fuoco de la jalousie et de la rancœur, le tout filé sur un subtil legato, est le symbole d’une prestation aboutie. Julien van Mellaerts est un Masetto de noble tenue, sachant se faire aussi touchant que mordant dans l’expression d’une jalousie ici servie par un baryton projeté avec assurance et mordant sur une belle largeur de tessiture. Enfin, Alexandros Stavrakakis est un Commandeur dont la carrure est aussi solidement charpentée que la voix. Lorsqu’elle revient pour diner, cette statue qui ne laisse pas de marbre impose toute la superbe d’une basse large et profonde, quasi sépulcrale, qui dégage un effroi glaçant. Don Giovanni n’y résiste pas.
Les choristes de l’atelier lyrique et les instrumentistes du Verbier Festival Chamber Orchestra ont l’énergie d’une jeunesse qui trouve en l’expérimenté Gabor Takács-Nagy un parfait pendant. Ce dernier mène ses troupes avec de dynamiques petits mouvements de mains, à la manière d’un peintre cherchant à dessiner une toile emplie de couleurs chaudes et de formes tourmentées, mariant Eros et Hadès en suggérant tant la fatalité d’un noir destin que le triomphe lumineux de l’amour. Assurément, le tableau est réussi.