Il Viaggio, Dante de Pascal Dusapin en création mondiale au Festival d’Aix-en-Provence
La mise en scène de Claus Guth, assisté d’Aglaja Nicolet et d’Yvonne Gebauer pour la dramaturgie, favorise la cohérence, la référence constante à l’univers et à la figure de Dante, exilé, damné (poursuivant un puissant fil rouge qui se tisse à travers cette édition 2022 du Festival d’Aix-en-Provence qui réveille les morts, à travers la Terre et dans ses profondeurs).
Les décors d’Étienne Pluss, assisté de Clémence de Vergnette, constituent un bureau au poète, pièce lasurée de boiseries claires, percée de fenêtres et d’une porte au milieu de l’arrière-scène, de laquelle surgira Béatrice. Lors des voyages, ses murs coulisseront en deux parties, pour laisser place aux lieux de pérégrination imaginaire que traversera le poète florentin, dans une expérience de mort imminente. Murs éclairés de rangées de néons et pièces tapissées de tentures alternent avec l’avancée des scènes par des hallucinations projetées en vidéos.
Les mouvements des personnages-acteurs sont millimétrés. Ils opposent les gestes des humains (Dante et Béatrice) aux soubresauts épileptiques de morts-vivants : chorégraphies, lentes ou saccadées, effectuées par une troupe de huit danseurs et presque autant de figurants (préparés par Guth avec l’assistance d’Evie Poaros pour les mouvements).
La scénographie est truffée de trouvailles, au sein d’un langage symbolique à la signification aussi limpide que sobre. La cigarette, élément omniprésent, devient une mortelle lanterne éclairant l’expérience du voyageur, toute l’œuvre de Dante étant consacrée à la symbolique de la lumière, ici millimétrée par Fabrice Kebour selon plusieurs styles, du cabaret à l’oratorio dramatique. Un autre élément omniprésent est le rideau, étroitement plissé, qui structure les étapes propres à la Passion de Dante, vibrant de tous ses plis, de ses couleurs opalines, ferreuses et délavées, comme l’habillage d’un cercueil. Une autre trouvaille visuelle et symbolique est ce voile noir, comme gonflé à l’hélium, qui recouvre les âmes damnées et cherche à engloutir Béatrice dans sa danse.
Le Dante de Jean-Sébastien Bou déploie un chant mature et corsé d’une émission facile et même homogène, quelle que soit la position corporelle contorsionnée de son agonie malmenée. Sa pâte sonore est vibrante, résonnante, profonde, mêlant l’ocre à l’amer dans un italien déclamé.
Christel Loetzsch incarne son pendant en figure androgyne, le “jeune Dante” tout autant pétri d’humanité. Son chant emprunte tour à tour à la voix de tête et au mezzo subtilement poitriné, parsemant son timbre de blondeur et de cendre, de lustre et d’âpreté. Son personnage est travaillé par le désir, aussi amoureux qu’impérieux, dans une lamentation de pleureuse comme une sérénade à un amour défunt.
Béatrice, érotisée par une robe rouge, fétichisée par des talons démesurés (du même rouge qu’une fameuse marque), est incarnée par la beauté physique de Jennifer France. Son suraigu, perçant quand il le faut, est toujours investi de chair, de pulpe vibrante ou acide, comme lesté de celle qui émane de l’orchestre dans ses moments paroxystiques ou extatiques. Elle en redouble les soubresauts électriques, par des mouvements et des bribes de chant saccadés, puissamment timbrés et saturés d’émotions. Ils font écho aux gestes des danseurs et des figurants qui subissent, pour accomplir leur danse macabre, les électrochocs d’un asile d’outre-tombe.
Le Virgile d’Evan Hughes est un ferme compagnon de Dante, une colonne d’airain, hiératique, doublée de la verticalité d’une canne de pèlerin qu’il tient dans la main gauche. La basse devient base soclée dans un grave de terre brûlée, mais constamment chantante et d'une déclamation poétique maîtrisée.
Maria Carla Pino Cury (Lucie) est auréolée et vêtue d’une petite robe noire pailletée (tous les costumes de Gesine Völlm, assisté de Madeline Cramard, ont une élégance sobre, y compris dans le spectaculaire et le kitch). Elle est un ange de lumière, la sœur pacifique de Lucifer, rappelant Dante à son devoir spirituel, de ses mouvements saccadés, de sa voix incisive, étrangement nasillarde, perçante ou aérienne. De son petit corps angélique surgit une langue de feu, projetée d’un jet puissant, comme un sabre laser, étroit et contondant.
Le personnage de l’âme damnée de Dominique Visse renvoie à la figure improbable du trans-sexuel, de la Drag Queen même, la voix se faisant aigre, outrée, sardonique. Son sprechgesang (parlé-chanté ou ici crié-chanté) se situe entre laboratoire de phonologie et carnaval, le tout dans une prouesse dérangeante.
Le narrateur, Giacomo Prestia, est un monsieur loyal circassien, ou un présentateur de music-hall, tout sourires et paillettes, auréolé de sa poursuite lumineuse. Sa déclamation parlée, à rebours d’un évangéliste d’oratorio, est saturée d’italien : ensoleillée, kitch et décalée. Un propos crypté, dans l’opéra, semble renvoyer à une critique de la culture de masse, qui s’affronte à l’anthologie des grands poètes, des anciens aux classiques.
La direction musicale de Kent Nagano (assisté de Volker Krafft) emprunte sa gestique au livret : « Comme se meut régulièrement une roue ». Son ample battue chronométrique fait naître la musique d’un souffle. Un grondement semble faire surgir le son des entrailles de la terre pour porter, d’une grande main sonore, les événements du plateau. Il maintient pendant l’heure quarante que dure la partition, une pulsation lente et lisse, comme universelle.
Kent Nagano se trouve à la tête d’une phalange lyonnaise de taille intermédiaire, un orchestre de solistes qui permet au compositeur de secréter une musique ouvrant aux mystères de l’infiniment grand –les textures massives et élastiques– et de l’infiniment petit – les fourmillements internes et électroniques des timbres.
Le Chœur de l’Opéra de Lyon, préparé par Richard Wilberforce, est à la fois omniprésent et invisible. Psalmodiant derrière les tentures, ou dans l’arrière-salle, il relève de l’akousma (mode de communication uniquement acoustique, paravent derrière lequel Socrate divulguait sa parole à ses disciples). Sur le modèle de la tragédie antique, il répond, commente ou amplifie les interventions des personnages, mobilisant de nombreuses modalités de chant, de la déclamation de cantiques d’une belle couleur modale, à toutes formes de textures voisées, traitées comme de l’orchestre vocal, de l’unisson à la polyphonie. Les références, lointaines, semblent être le chant grégorien ou l’organum médiéval, dans lesquels s’accomplit la fusion entre la parole divine et le chant.
Le public qui est du voyage, des limbes à l’enfer, du purgatoire au Paradis, applaudit de manière nourrie l’ensemble des protagonistes de cette production, des figurants au compositeur. Ce dernier se tient « main dans la main » avec son librettiste Frédéric Boyer.
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