Un Élixir d'Amour aux couleurs de l'Italie à l'Opéra du Rhin
Dans un rare cumul des fonctions qui renforce la cohérence du travail scénique de cet Élixir d'amour de Donizetti, Stefano Poda est tout à la fois responsable de la mise en scène, des décors, costumes, lumières et de la chorégraphie. Du lever au dernier baisser du rideau, un vert éclatant envahit le plateau, représentant le contexte bucolique de l'histoire ainsi que la couleur de l'Espoir (Nemorino conserve cet espoir d'être aimé par Adina jusqu'à y parvenir enfin). Une gigantesque pomme Granny Smith, fruit défendu, trône au milieu du plateau tournant. La mousse et le lierre envahissent tout le décor, sols et murs compris. Lorsque la partie centrale de la scène tourne, elle dévoile une voiture de modèle Coccinelle, elle aussi couverte d'herbes et de mousse verte. L'envers de la pomme devient lui aussi visible : il est blanc craquelé, bien que Nemorino essaye de le couvrir de coccinelles rouges (l'insecte, pas la voiture). Une tâche aussi herculéenne et vaine que son amour et son besoin d'en convaincre Adina.
Dans l'une des nombreuses trouvailles foutraques et drôlatiques de cette production, le charlatan Dulcamara vante ses filtres et prouve ses talents en transformant une dizaine de figurants lorsqu'ils passent derrière son rideau étoilé. C'est un délice que de voir des vieillards décrépits se transformer en jeunes gothiques enchaînant les saltos. Les vieilles femmes deviennent de séduisantes créatures en guêpières et porte-jarretelles. Le sosie de Karl Lagerfeld préside à ces métamorphoses stylistiques avant d'être lui aussi changé en jeune mannequin. Les sombres grenouilles de bénitier deviennent de jeunes mariées immaculées et le curé lui-même est transformé en éphèbe couvert de cuir. La gigantesque pomme s'ouvre alors en deux et tous les personnages, y compris ceux qui venaient de disparaître, vont se servir d'un philtre d'amour vert dans le fruit. Les couples s'unissent alors, même le curé en soutane et son mignon SM tout en muscles et cuir moulant : un véritable mariage pour tous !
L’Élixir d'amour à l'Opéra du Rhin (© KlaraBeck)
Le plateau se remet alors à tourner, menant Adina et Belcore au mariage à bord de la coccinelle. Pendant ce temps, les choristes féminines profitent de ce mouvement circulaire pour disposer la montagne d'escarpins rouges en une double ligne tout autour de la scène (sans doute le symbole de la frivolité des chaussures séductrices assagie par le mariage). Dans le même mouvement, la pomme se referme avec l'amour déçu de Nemorino.
Les premières interventions d'Ismael Jordi, qui incarne Nemorino, laissent craindre une soirée aigre comme une pomme sure. Trop solfégique, il est obligé de se figer sur scène, les mains dans les poches de ses culottes courtes. Sa ligne manque de souffle et de justesse, serrant à partir du médium. Dès que l'orchestre est présent, il est à peine audible et les cuivres le couvrent tout à fait. Seule sa voix de tête tente de faire entendre une certaine douceur, mais manque de volume. Après plusieurs scènes, il offre un vibrato allant croissant et un début de lyrisme. Il retrouve enfin tous ses moyens grâce aux arioso (à la frontière entre arias chantées et récitatifs) qui ne convoquent pas un trop grand registre, le laissent reprendre sa respiration au milieu des phrases et ne demandent pas une parfaite justesse avec les instruments, puisque ceux-ci ne font que ponctuer. Cette voix qui s'épanouit rassure, car le public sait qu'arrive l'Aria : Una furtiva lagrima. Cette mélodie touche à la perfection, au point que sa célébrité éclipse parfois l'opéra qui la contient et même son compositeur. Nemorino y exalte son bonheur amoureux de voir Adina pleurer, ce qu'il croit être un signe d'amour alors qu'elle a en fait pitié de lui. Avec son introduction oxymorique associant la harpe et le basson, l'air est à ce point sublime qu'une des spectatrices dans la salle s'en étrangle, au point de devoir enjamber bruyamment toute une rangée pour pouvoir sortir. N'ayant pas eu la bonne idée de suffisamment s'éloigner, afin de pouvoir encore profiter tout de même de la musique, elle continue, depuis le couloir, à faire entendre sa toux sonore qui rivalise en volume avec la voix du ténor. Rejointe sur l'acmé de cette sublime mélodie par deux autres spectateurs toussant, le duo finit en quatuor.
Ismael Jordi et Danielle de Niese (© KlaraBeck)
Par l'entremise d'une annonce faite juste avant le début du spectacle, Danielle de Niese avait fait savoir que, malade, elle demandait l'indulgence du public, ayant tout de même décidé de monter sur scène pour chanter Adina. Cette indulgence lui semblait être acquise d'emblée puisque les spectateurs applaudissaient chaleureusement la fin de l'annonce et le courage de la soprano australienne. Ce public n'aura pas de regrets, puisque cette héroïne joue aussi bien ses débuts de phrases qu'elle sait faire vibrer les fins. Son souffle est admirable, même si elle ne peut projeter ses médiums-aigus autant qu'elle le souhaiterait. La belle vibration assurée de ses graves est toutefois d'une grande beauté et elle parvient à produire de magnifiques aigus grâce à sa technique (gênée par sa gorge, elle va chercher de superbes résonances dans ses pommettes et ses tempes). Elle joue juste, minaudant pour résister avec ruse, aussi bien à la brutalité militaire de Belcore qu'à la candeur de Nemorino. Son duo avec celui-ci est une pièce d'anthologie. Les registres s'y croisent : avec la soprano dans le grave tandis que le ténor est dans l'aigu, puis l'inverse. Une magnifique illustration de leurs amours qui se cherchent tandis que les acteurs se rapprochent petit à petit, en tapinois.
Le sergent Belcore est interprété par le baryton américain Franco Pomponi. Il entre sur scène suivi de cinq artilleurs, menaçant de leurs canons Nemorino pour qu'il cède la place puis Adina pour qu'elle succombe au militaire. Sa voix est puissante est vibrée aussi bien dans le grave que dans l'aigu, bien que sa ligne soit un peu hachée par de nombreux accents et creux dans la même phrase.
Franco Pomponi et le Chœur de l'Opéra national du Rhin (© KlaraBeck)
Enzo Capuano, qui incarne Dulcamara, est une basse italienne et cela s'entend. Sa prononciation à la fois sombre et faisant vibrer joues et goitre est typique des voix buffa. La ligne sautille dans les vocalises, se maîtrise dans le médium et s'allège finement dans l'aigu. Sa voix, toujours travaillée, tient la cadence que Donizetti rend parfois infernale. Son duo avec Nemorino est un régal : le charlatan se moquant de la crédulité niaise de son client, en même temps que celui-ci bénit sa bonne fortune.
Danielle de Niese et Enzo Capuano (© KlaraBeck)
Hanne Roos est une Giannetta tout à fait à sa place, aussi bien dans sa voix amplement vibrée (bien qu'un peu renfrognée) que dans sa présence scénique à la tête du chœur des femmes vertes et fleur-de-lysées. L'Orchestre symphonique de Mulhouse est dirigé avec une constante clarté par Julia Jones, dont les mouvements à la fois amples et précis donnent les intentions et jusqu'au moindre départ. Osons au passage remarquer une évidence : c'est hélas l'une des rares fois qu'il nous est donné d'entendre une femme diriger un orchestre d'opéra (retrouvez notre analyse détaillée de la place des femmes dans la culture, dans un article à paraître demain sur Ôlyrix). Le Chœur de l'Opéra national du Rhin a parfois des problèmes flagrants de mise en place mais le son produit est fort appréciable. Puissant, il laisse entendre chacun des timbres de ses interprètes.
Êtes-vous plutôt Élixir d'amour ou Lucia di Lammermoor ? Réagissez dans les commentaires...