La Flûte enchantée pour petits et grands pour refermer la saison lyrique de Rouen
Avant même d'entrer dans l'Opéra de Rouen, le public est accueilli, sur le parvis et sous un puissant soleil dominical, chaleureusement mais pour un motif grave par des musiciens de la maison distribuant des tracts s'opposant à la fusion des Orchestres de Rouen et de Caen (également contactée par Ôlyrix, la Région Normandie doit prochainement donner suite à notre sollicitation, en vue de vous informer sur les tenants et aboutissants, les objectifs et les inquiétudes autour de ce projet). Les instrumentistes sont fort avenants dans leur manière de transmettre ce message, peu avant de rejoindre leur salle et leur fosse pour déployer la joie musicale de La Flûte enchantée, mais l'inquiétude est bien perceptible et un préavis de grève a été déposé pour ce mardi, ce qui pourrait donc mener à l'annulation de la prochaine représentation (et probablement dans ce cas à un concert sur les marches de l'Opéra comme ce fut le cas par le passé pour d'autres mouvements sociaux).
Dans la salle, une prise de parole au micro avant le début du spectacle annonce sur un tout autre registre l'absence bien évidemment excusée pour cette représentation du chef Ben Glassberg en raison d'un heureux événement très chaleureusement applaudi par le public, comme le nom de son remplaçant du jour : Antony Hermus, qui faisait forte impression à la direction musicale de la précédente production du répertoire lyrique en ces murs : Jenufa de Janacek par Calixto Bieito.
Toute la mise en scène de Pierre Rigal est au service de la clarté du propos de cette Flûte enchantée, permettant à tous de suivre cette histoire et de percer les enjeux des rituels. Le compositeur Wolfgang Amadeus Mozart et le librettiste Emanuel Schikaneder sont même ici incarnés en personnes (par May Hilaire et Matthias Hejnar) : ils font naître et vivre ce spectacle sous les yeux ébahis du public, faisant entrer les interprètes sur le plateau vide, faisant descendre du ciel les éléments de décors (signés Frédéric Stoll), la faune et la flore comme autant d'objets d'un livre en relief.
Les deux démiurges s'installent bientôt côté Cour, d'où, munis de microphones, ils interprètent eux-mêmes les passages parlés (ici joués en français, dans des dialogues très animés et vivants). Les airs conservent bien entendu leur langue allemande d'origine, ils sont traduits par le système de surtitrages mais aussi expliqués sur deux morceaux de pellicule filmique descendant des cintres et agissant comme des phylactères, indiquant les noms des différents personnages mais aussi leurs tempéraments affichés ou leurs intentions cachées. Les chorégraphies très illustratives, animées et amusantes concourent tout autant à s'assurer que le public comprenne toute cette histoire (dans la logique même selon laquelle Schikaneder et Mozart avaient décidé de proposer cette Flûte enchantée en Singspiel allemand : enchaînant jeu et chant dans la langue de leur peuple et non de l'opéra italien).
Antony Hermus dirige l'Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie par de très grands gestes fougueux, nourrissant le volume sonore ainsi que des accents intenses. La fougue vient toutefois quelque peu raccourcir les phrasés, mais les vents sonnent et résonnent, les cordes bondissent et rebondissent.
Tamino (en pyjama pour montrer qu'il sert de lien et de guide entre rêve et réalité) est porté par Juan Francisco Gatell. Le ténor compose vocalement la bravoure face au danger de son personnage par son chant très intense dans son ancrage, sa projection, son vibrato et son timbre pincé mais épaissi (mais qu'il sait alléger en le soulevant vers les cimes).
Elisabeth Boudreault est une Pamina piquante, poupée de sires, poupée de sons dans sa robe féerique très évasée. Elle est ici moins manipulée par les hommes et le destin que par les danseurs qui la font flotter et même tourner dans les airs. La femme en devient d'autant plus puissante lorsqu'elle triomphe également des défis (loin de se cantonner à la fonction de récompense pour le prince) et elle terrasse l'auditoire par l'intensité de sa voix. Le rôle sollicite pourtant beaucoup ses graves mais Elisabeth Boudreault les nourrit de souffle et les élance par un médium sonore et placé, vers un aigu incandescent. La voix emplit ainsi aisément la salle en tourbillonnant de volume mais elle sait tout autant suspendre l'attention de l'auditoire à ses nuances les plus ténues, toutes audibles. Son aria éplorée ("Ach, ich fühl's") réunit l'intense élégance du médium et les larmes scintillantes de l'aigu.
Papageno arrive sur scène en deltaplane (tout comme il en repartira avec Papagena à la fin de la soirée), en tenue de camouflage forestier d'autant plus impressionnante que Benjamin Appl en impose physiquement. L'effet est donc d'autant plus savoureux à mesure que ce personnage se montre de plus en plus couard au fil de cette histoire. Son jeu ne manque ainsi pas d'impact, sa voix non plus mais, par excès d'accentuations, la matière sonore en est un peu chiche dans le grave et l'aigu (faisant un peu le même effet que sa flûte de pan dans laquelle il souffle beaucoup trop fort). Papagena s'annonce en immenses vocalises, déployées par Sandrine Buendia qui poursuivra dans cette tonalité en affirmant son riche caractère (scénique et musical).
Galina Benevich fait de La Reine de la Nuit une figure de tragédienne antique, décuplant les foudres de sa fureur par son incarnation spectaculaire, ses graves aux appuis presque poitrinés et bien entendu ses aigus effilés. Malheureusement, les fameux suraigus s'approchent du cri et perdent en justesse.
Son ennemi juré et à distance, Sarastro fait également très forte impression par le jeu, le chant, la tenue cérémonielle et la carrure de Krzysztof Bączyk. D'autant qu'avec la légère inclinaison du plateau, il fait deux fois la taille de Pamina lorsqu'il vient derrière elle la réconforter en posant ses bras sur ses épaules.
La basse polonaise ne manque pas de carburant vocal (et pour cause : ses temples sont représentés par une station essence "Totalité" proposant aux pompes "Nature", "Sagesse" ou "Raison"). Hormis les notes les plus graves, il déploie l'élégance vocale d'un Escamillo avec des accents de banderilles dans les aigus (volontairement blanchis). Le riche timbre conduit et construit l'intensité du phrasé au cœur d'un vibrato strié.
À l'image de leurs coiffes presqu'aussi grandes qu'elles et tout aussi fortement colorées que leurs robes (costumes de Roy Genty et Adelaïde Le Gras), le chant des trois Dames est passablement hétérogène, en raison de la richesse des voix de ce trio, mais aussi de quelques débordements dans l'articulation, entraînant des décalages rythmiques. Julie Martin du Theil déploie un ample vibrato mais sait en soliste surgir vers les aigus, Victoire Bunel a le velours d'un timbre suave, Victoria Massey un grave richement affirmé.
Les esclaves sont ici les livreurs contemporains sommés par applications téléphoniques, reconnaissables à leurs uniformes, assortis à leurs vélos et leurs grands sacs à dos/boites de livraison carrées (ayant pour logo l'œil de l'initié). Leur chef Monostatos, portant une boite encore plus grosse qu'eux, est incarné par Enguerrand de Hys qui ne semble pas gêné outre-mesure par cet objet démesuré qui pourrait lui servir de maisonnette. Le ténor s'amuse dans son rôle, jusqu'à lui conférer un caractère buffa, délaissant de fait les côtés plus maléfiques de ce caractère. En outre, la voix passe peu la fosse en raison d'une projection basse et d'un vibrato serré, malgré des accents sonores visibles et une articulation assurée.
Simon Shibambu déploie les graves vrombissant, le clinquant des voyelles et le timbre voilé de mystère seyant à son personnage d'Orateur (qui conserve autorité et placement vocal également dans le parlé).
Kaëlig Boché et Paul Grant fondent d'abord très harmonieusement leurs voix en Prêtres puis se distinguent très nettement en Hommes armés, entre les graves ronds de Paul Grant et le vibrato tonique dans le médium aigu de Kaëlig Boché.
Les trois jeunes garçons sont ici transformés en magiciens, avec queue de pie, cape, coiffe de fakir, baguette magique et attaché-case. Seul le premier des trois entre toutefois dans sa voix et ses aigus (avec une bonne quantité de souffle) tandis que ses deux camarades restent très en retrait, mais reprennent confiance et plaisir après l'entracte. Hélas, devant ensuite commencer sans voir le chef, ils se perdent, mais se replacent grâce aux accents de la fosse et guidés par Pamina (qu'ils dépassent pourtant d'une bonne tête).
Le Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie paraît d'abord aussi désengagé que les personnages de touristes qu'ils incarnent, errant sur le plateau, mais ils se remobilisent pleinement pour déployer leurs voix en hymnes afin d'incarner les zélateurs et les initiés, avant de conclure dans l'intense concorde des triomphales réjouissances finales.
Mozart et Schikaneder félicitent leurs interprètes dès le finale de cette Flûte enchantée, avant le rideau final qui soulève les acclamations du public, culminant dans un grand éclat de rire : Tamino court si vite (dans ses chaussettes roses) rejoindre Pamina aux saluts qu'il en glisse et tombe à ses pieds, et c'est bien entendu elle qui relève le prince : charmant !