Folle soirée pour les secondes Noces de Figaro à Bordeaux
Dès l’ouverture, le ton est donné, dans cette folle journée des Noces de Figaro, par la direction d’orchestre enfiévrée de Marc Minkowski. Pas d’appesantissements, pas de langueurs, l’orchestre déploie une riche palette de couleurs et une profondeur qui fait ressortir de l’arrière-plan musical, tout au long de l’opéra, des motifs rares. Parfois, le pianoforte de la continuiste Maria Shabashova s’invite à cette synergie, ponctuant les arias d’un glissando discret. Le tout donne une impression de grande cohésion et sied à la mise en scène énergique d’Ivan Alexandre.
Les ensembles, chantés d’ordinaire par les paysans et les paysannes, sont portés ici par les solistes eux-mêmes. Ceux-ci semblent incarner une troupe itinérante, venue planter ses tréteaux sur la scène de l’opéra. Autour de ce plateau mis en abyme, les personnages vont et viennent dans des coulisses apparentes. Ils manipulent à vue l’ingénieux décor conçu par Antoine Fontaine, à base de rideaux peints pour représenter différents lieux : la chambre de Figaro et Susanna, les appartements de la Comtesse, une salle de procès, puis le jardin du dernier acte, le tout sous les éclairages de Stéphane Le Bel, imitant avec beaucoup de vraisemblance des lueurs de bougies.
Arianna Vendittelli (qui interprète conjointement le rôle d’Elvira dans Don Giovanni : notre compte-rendu de la Trilogie) incarne une Susanna élégante, vive, volontiers colérique, qui sait aussi se montrer douloureuse et tendre. Sa longueur de souffle lui permet de naviguer sans peine du médium corsé à l’aigu incisif et lumineux, toujours avec un vibré caressant. Sa voix bien audible dans les polyphonies, sans jamais trancher sur celle de ses partenaires, vient cimenter les ensembles. Elle forme un couple attachant avec Robert Gleadow, facétieux en Figaro. Très engagé physiquement et visiblement cabotin, ce dernier montre de l’aisance sur scène. Sa diction est très soignée. Sa voix vigoureuse résonne dans le poitrail, avec une ardeur mordante lorsqu’il projette son médium de baryton-basse. À l’entracte, le public est surpris d’apprendre que, souffrant d’allergies, il chante au-dessous de ses moyens (cela ne se faisant pas entendre, sauf peut-être dans les aigus de son air Se vuol ballare, conduits, par prudence, en voix de tête suave et timbrée).
Quelques jours auparavant, Florian Sempey interprétait Figaro dans Le Barbier de Séville de Rossini au Capitole de Toulouse. Le voici de retour à Bordeaux (où il a étudié le chant), cette fois dans le costume d’Almaviva, ancien ami de Figaro devenu son antagoniste. Dans ce rôle où domine le médium grave de la voix de baryton, il démontre une morgue aristocratique, un timbre de cuivre qu’il sait assombrir pour illustrer toute la colère et le tourment qui couvent à l’intérieur de son personnage. Il accapare la scène sur son aria "Vedrò mentre io sospiro". Sa vocalise finale est maîtrisée de manière athlétique, avant de projeter un fa dièse aigu avec facilité.
Ana Maria Labin campe une Comtesse languissante, mais pas dépourvue de répondant face à la jalousie de son mari. Sa voix, parfois un peu agressive sur les consonnes, est capiteuse, satinée. Avec une grande solidité de souffle, elle mène sa ligne vocale jusqu’à l’aigu suspendu pianissimo et sans vibrato. De quoi faire frémir l’assistance qui ne manque pas d’applaudir ses deux arias.
Tantôt timide, tantôt fripon et impertinent, le Cherubino de Miriam Albano fait valoir une voix ronde, au phrasé long et au médium enjôleur. Ses aigus entonnés à voix couverte tapissent le palais d’un voile cristallin émouvant. Dans le même temps, la mise en scène suggère son devenir : lorsqu’il entonne la sérénade "Deh vieni alla finestra", tout le monde reconnaît le futur Dom Juan.
En Marcellina, Alix Le Saux fait montre d’un talent de comédienne dans les récitatifs pour grimer sa voix en la rendant criarde et narquoise. Mais dès qu’arrivent les passages chantés, elle recouvre sa voix au médium chaud, à l’aigu souple et à la conduite mélodique précise. Son compère Bartolo est incarné par Norman Patzke, dont le timbre grave mais tranchant sied au caractère rancunier du personnage. C’est également lui qui joue le jardinier Antonio (ce qui lui impose un changement de costume rapide entre ses deux entrées), d’une voix moins soignée, presque criée par instant. Paco Garcia joue le troisième larron, Basilio, dont il rappelle le statut de professeur de musique dès son entrée sur scène par une brève vocalise bien exécutée, de sa voix claire au vibrato rapide et sonore. Plus loin dans l’opéra, il joue aussi le juge Don Curzio, dont les bégaiements font la joie du public. Enfin, Barbarina est solidement interprétée par la jeune soprano Manon Lamaison, espiègle et résolue lorsqu’elle confond le Comte à l’acte III. Elle entonne son air "L’ho perduta" avec beaucoup de soin et de mélancolie, d’une voix soyeuse et fraîche.
Les éclats de rire qui retentissent dans la salle durant le spectacle mènent vers des saluts très applaudis, notamment pour Susanna et le Comte.