Siberia sous le soleil de Madrid pour les 100 saisons lyriques du Teatro Real
L’Opéra de Madrid (Théâtre Royal connu comme "El Real" par les locaux) célèbre en cette année 2022 la centième saison lyrique de sa longue existence, qui dépasse pourtant le siècle. Inauguré en 1850 sous le règne d'Isabelle II, le théâtre vécut ses 75 premières années en tant que maison lyrique, avant d'arrêter ses activités puis de changer sa vocation. Ce n'est qu'en 1997 (après cinq ans de rénovation) qu'il regagne sa mission d'origine, installe une phalange d'opéra permanente, et fête aujourd'hui un siècle d'art lyrique au sein de ses murs avec une programmation inédite.
Parmi les œuvres choisies, cette rareté vériste a été récemment dépoussiérée et présentée au public européen. Siberia d'Umberto Giordano, composée en 1903, reste dans la thématique russe (suite au triomphe de Fedora en 1898, avec Enrico Caruso), et son livret original de Luigi Illica s'inspire partiellement des œuvres de Dostoïevski (De la Maison des morts) et de Tolstoï (Résurrection). Siberia tomba néanmoins dans l’oubli, avant de connaître un renouveau incarné par Sonya Yoncheva qui, avec son époux Domingo Hindoyan (chef d'orchestre vénézuélien), ressuscita l'œuvre au concert lors du Festival de Radio France à Montpellier en 2017, avant de l'incarner sur scène en 2021 au Maggio musicale de Florence, avec Gianandrea Noseda dans la fosse.
La musique surprend par la densité du tissu orchestral qui renforce l'intensité du drame, mêlée à la grâce des airs suaves et lyriques chantant l'amour au milieu des courtisans ou des bagnards. Giordano peint la musicalement Russie en insufflant des passages mélodiques aux influences moussorgskiennes et tchaïkovskiennes (dans les chœurs surtout), alors que le folklore russe est dénoté par les mandolines de "l'orchestre du prince" imitant les balalaïkas, entonnant la chanson U Vorot, Vorot (À la porte). Hindoyan fait ressortir les différentes facettes de cette partition riche et multicolore, notamment dans la masse sonore, claire, précise et homogène des cordes. Les retentissements captivants des cuivres et des timbales rejoignent les autres percussions, harpe et piano dans le brossage d'une toile musicale variée et monumentale, à l'image de Boris Godounov. Le chef assure la bonne entente des instrumentistes avec le chœur qui manifeste une transparence des lignes, ancrée dans ses basses étoffées et solides, dont la sonorité évoque les chants orthodoxes russes.
Les solistes de cette version concertante se privent de tout mime ou geste, pour donner la priorité absolue à la musique (mais aux dépens du livret et du drame qui en découle). Sonya Yoncheva mène cette distribution internationale mêlée à des artistes locaux. La vedette bulgare déploie sa voix vigoureuse et frémissante, dont les ondes vibrantes augmentent avec la montée de la force vocale qui s'impose devant l'orchestre. La précision et la rigueur dans le rythme, l'intonation et la prosodie sont au rendez-vous, mais son expression manque d'intimité et de relief (surtout en première partie du concert). C'est au troisième acte qu'elle retrouve ses couleurs tendres et lyriques, appuyées sur une assise et technique solide qui lui facilitent des passages entre les registres.
De la même manière, le ténor turc Murat Karahan (dans le rôle de Vassili) s’appuie principalement sur ses qualités techniques. Le son est rond, le ton juste et le souffle long, avec des aigus musclés et poussés (en léger décalage avec l'orchestre). Le phrasé gagne graduellement en délicatesse et en couleurs, à mesure que le spectacle s'approche de son terme.
George Petean chante la partie de Gleby, en déployant pleinement son baryton soyeux et arrondi. Il est polyvalent sur le plan expressif, avec une voix poitrinée résonnante qui tonne fort (en concorde avec les cuivres). Il sait aussi offrir des moments mélodieux et pétris de lyrisme, notamment à l'aide d'un legato très élégant.
Alejandro del Cerro se présente en Prince Alexis par une voix de ténor saine et forte dans la projection, avec une longueur de souffle considérable et une prononciation soignée.
Concernant le reste de la distribution féminine, la mezzo-soprano Elena Zilio, artiste affirmée dans le répertoire de Giordano, alterne (en Nikona) entre les registres avec assurance, avec une assise posée et des aigus solides et nets, tout comme son italien, éloquent et finement articulé. Mercedes Gancedo incarne La Fille, par sa voix juvénile, fraîche et une projection rectiligne, emplie de tendresse et de rondeur.
Dans les rôles plus secondaires, Albert Casals (Ivan/Cosaque) est solide vocalement, mais manque d'étoffe et de résonance dans sa projection, alors que la justesse vacille de temps en temps. Fernando Radó (Capitaine/Gouverneur) offre une basse nourrie et sonore, souveraine dans les graves mais fragilisée à l'autre extrémité de l'échelle vocale. Sa prononciation est brillante, comme celle de Tomeu Bibiloni (le banquier Miskinsky/l'Invalide) au timbre plus lumineux et à l'émission vibrante. Moisés Marín exprime une immense dextérité vocale et netteté sonore, avec une ligne charnue et puissante en Sergent. Enfin, Claudio Malgesini incarne l'autorité de l’inspecteur par la force de sa voix de poitrine, mais sa ligne claire manque de stabilité dans l'émission et l'intonation.
Sous les notes Pascales du chœur qui annonce la Résurrection du Christ, les artistes avancent doucement vers la fin du concert, et l’inondation des longs applaudissements du public madrilène.
Sonya Yoncheva | © Javier del Real | Teatro Real |